Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En hiver, elle errait à travers les grandes chambres vides sans trouver à s’occuper. Par ennui elle s’était mise à fureter dans la bibliothèque, mais elle n’y trouva que des romans français ; malheureusement, elle avait presque complètement oublié cette langue qu’elle avait si bien parlée à l’âge de cinq ans.

Comme dans la maison tout le monde était continuellement de mauvaise humeur, partout où Véra se présentait, partout elle était mal reçue. Si elle entrait chez ses sœurs, elle les trouvait en train de se quereller pour une bêtise quelconque, ou si par hasard elles paraissaient d’accord, Véra n’entendait que plaintes et reproches à l’adresse de leurs parents : « Ce n’est pas ainsi qu’ils passaient leur jeunesse ! Mais ils ont gaspillé leur fortune, et maintenant nous périssons d’ennui à la campagne. » Chez sa mère, elle tombait au milieu d’une scène avec la femme de charge ; à l’office, c’était encore pire.

Il semblait que l’unique but de ces êtres était de se tourmenter et de se manger les uns les autres. Une seule personne ne murmurait pas et ne se plaignait jamais, — c’était la vieille bonne. Son unique souci était de ne pas laisser éteindre la veilleuse qui brûlait dans un coin, devant les saintes images. Quelques kopecks qu’on lui donnait pour acheter de l’huile la rendaient heureuse. On avait gardé cette vieille, à moitié aveugle et qui ne pouvait plus travailler ; mais on l’oubliait complètement, et pendant des journées entières personne n’entrait chez elle, à moins que la femme de chambre ne pensât à lui apporter de quoi manger, ou bien que son ancienne favorite, Véra, ne vînt la visiter le soir. La fillette, en entrant dans la minuscule chambrette de sa bonne, où régnait une odeur étrange — mélange d’encens, d’huile et de camphre, — éprouvait toujours le sentiment d’une intense quiétude.

— Je m’ennuie, disait-elle en se laissant tristement tomber sur une chaise basse et s’appuyant le front contre la table.

— Pourquoi t’ennuies-tu, ma petite lumière ? Il faut prier Dieu, répondait la bonne, de la même voix apaisante et caressante dont elle sermonnait Véra à l’âge de cinq ans.

Et Véra suivait le conseil de sa bonne : elle commençait à prier ; elle priait de toute son âme, passionnément, avec ferveur. La religion, par ses rites, par son côté purement extérieur, peu à peu remplissait le vide de cette existence d’enfant.

Cette année-là, pendant les trois dernières semaines qui précédèrent Noël, Véra avait observé un jeûne rigoureux, et la veille du grand jour elle n’avait rien mangé jusqu’à l’apparition de la première étoile. Aussi quand, au crépuscule, les popes arrivèrent comme d’habitude pour le service divin