Page:La Société nouvelle, année 9, tome 1, 1893.djvu/52

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’on célébrait devant un autel provisoire, dans un coin de la salle à manger, elle ressentait dans tous ses membres une délicieuse faiblesse : il lui semblait qu’elle n’avait plus de corps et qu’elle aurait pu à chaque minute quitter la terre.

La fumée bleuâtre de l’encens remplissait toute la pièce d’un épais brouillard dans lequel scintillaient faiblement les petites lumières des cierges. L’odeur âcre et douce portait à la tête ; le chœur chantait et il sembla à Véra que les voix venaient de loin.

— Je ne veux rien du monde, je veux seulement te servir, mon Seigneur, pensait-elle tout attendrie. Son âme se remplit de joie et de lumière, et des sanglots extatiques sortaient de sa poitrine.

Ce même jour se produisit un miracle, du moins c’est ainsi que Véra nommait ce qui lui arriva.

La vieille bonne, quoique ne sachant pas lire, conservait précieusement quelques livres pieux, et, de temps en temps, demandait à sa demoiselle de lui en faire la lecture. Parmi ces livres il y avait une Vie des 40 martyrs et des 30 martyres. En ayant commencé la lecture à sa bonne, Véra en fut enthousiasmée ; elle l’emporta et passait à le lire des heures entières.

— Pourquoi ne suis-je pas née à cette époque ? se disait-elle avec regret.

Mais cette même veille de Noël, après que dans son âme elle eût fait le vœu de consacrer à Dieu toute sa vie, et qu’elle se trouvait le soir dans l’ancienne chambre d’études, un vieux numéro du journal La lecture pour les enfants, auquel ses sœurs étaient abonnées dans le temps, lui tomba sous les yeux ; elle se mit à le feuilleter et parcourut le premier article : il racontait l’histoire touchante de trois missionnaires anglais brûlés en Chine par des fanatiques. Il n’y avait que cinq ou six ans que cela s’était passé. Ainsi en Chine il y avait encore des idolâtres ! Ainsi l’on pouvait de nos jours y gagner une couronne de martyre !

— Seigneur, c’est toi qui m’inspires ! Tu m’indiques la voie à suivre et l’œuvre à accomplir !

Très émue, Véra tomba à genoux. Ce ne fut point pour elle un accident fortuit que cette vieille revue se trouvât sous ses yeux à ce moment précis : comme une réponse à sa brûlante prière, elle y vit un signe indubitable de la volonté divine.

De ce jour son sort fut décidé à ses yeux. Ses rêves prirent une direction et des contours distincts. Tout ce qui touchait à la Chine l’intéressait vivement et une rougeur subite montait à son visage lorsqu’à table on parlait de ce sujet. Elle ne craignait qu’une chose : c’est que la Chine ne devînt chrétienne avant qu’elle ne fût grande.