Page:La Vie littéraire, I.djvu/132

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m’abandonnai à des rêveries vagues et douces. Laissez-moi vous dire que je ne passe jamais sur ces quais sans éprouver un trouble, plein de joie et de tristesse, parce que j’y suis né, parce que j’y ai passé mon enfance et que les figures familières que j’y voyais autrefois sont maintenant à jamais évanouies. Je conte cela malgré moi, par habitude de dire seulement ce que je pense et ce à quoi je pense. On n’est pas tout à fait sincère sans être un peu ennuyeux. Mais j’ai l’espoir que, si je parle de moi, ceux qui m’écouteront ne penseront qu’à eux-mêmes. De la sorte, je les contenterai en me contentant. J’ai été élevé, sur ce quai, au milieu des livres, par des humbles et des simples dont je suis seul à garder le souvenir. Quand je n’existerai plus, ils seront comme s’ils n’avaient jamais été. Mon âme est toute pleine de leurs reliques. Ces pieux restes, dont elle est sanctifiée, font des miracles. À ce signe, je reconnais que ceux-là que j’ai perdus furent de saintes gens. Leur vie était obscure, leur âme était naïve. Leur souvenir m’inspire la joie du renoncement et l’amour de la paix. Un seul des vieux témoins de mon enfance mène encore sur le quai sa pauvre vie. Il n’était ni des plus intimes ni des plus chers. Pourtant, je le revois toujours avec plaisir. C’est le pauvre bouquiniste que voici se chauffant devant ses boîtes à ce clair soleil de printemps. Il est devenu tout petit avec l’âge. Chaque année il diminue, et son pauvre étalage se fait aussi plus mince et plus léger