mieux encore : le livre est un petit appareil magique qui nous transporte au milieu des images du passé ou parmi des ombres surnaturelles. Ceux qui lisent beaucoup de livres sont comme des mangeurs de haschisch, ils vivent dans un rêve. Le poison subtil qui pénètre leur cerveau les rend insensibles au monde réel et les jette en proie à des fantômes terribles ou charmants. Le livre est l’opium de l’Occident. Il nous dévore. Un jour viendra où nous serons tous bibliothécaires, et ce sera fini.
Aimons les livres comme l’amoureuse du poète aimait son mal. Aimons-les ; ils nous coûtent assez cher. Aimons-les ; nous en mourons. Oui, les livres nous tuent. Croyez-m’en, moi qui les adorai, moi qui me donnai longtemps à eux sans réserve. Les livres nous tuent. Nous en avons trop et de trop de sortes. Les hommes ont vécu de longs âges sans rien lire, et c’est précisément le temps où ils firent les plus grandes choses et les plus utiles, car c’est le temps où ils passèrent de la barbarie à la civilisation. Pour être sans livres, ils n’étaient pas alors tout à fait dénués de poésie et de morale ; ils savaient par cœur des chansons et de petits catéchismes. Dans leur enfance les vieilles femmes leur contaient Peau-d’Âne et le Chat botté, dont on a fait beaucoup plus tard des éditions pour les bibliophiles. Les premiers livres furent de grosses pierres, couvertes d’inscriptions en style administratif et religieux.
Il y a longtemps de cela. Quels effroyables progrès nous avons accompli depuis lors ! Les livres se sont multipliés d’une façon merveilleuse au xvie siècle et au xviiie. Aujourd’hui la production en est centuplée. Voici qu’on publie, seulement à Paris, cinquante volumes par jour, sans compter les journaux. C’est une orgie monstrueuse. Nous