Page:La Vie littéraire, II.djvu/321

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que donner ce soir l’impression d’un moment. Au reste il y a quelque raison pour que cette version soit bonne. M. Bouchor est un poète, c’est un poète qui aime la poésie, disposition plus rare qu’on ne croit chez les poètes. C’est, de plus, un demi-Anglais, tout plein de Shakespeare. Il est, comme Shakespeare, fort insoucieux de la gloire et très sensible, dit-on, comme Shakespeare encore, aux honnêtes plaisirs de la table. Il fallait M. Bouchor pour nous donner quelque idée de ce style shakespearien que Carlyle a si bien nommé un style de fête.

On s’accorde à croire que la Tempête est la dernière en date des œuvres de ce grand Will et celle qu’il donna pour ses adieux au théâtre avant de se retirer dans sa ville natale de Strafford-sur-Avon. Il approchait de ses cinquante ans, pensait avoir assez fait pour le public et désirait fort mener la vie de gentleman farmer. Il n’avait pas d’ambitions littéraires. On a cru voir dans la scène où Prospero congédie le subtil Ariel le symbole de Shakespeare renonçant aux prestiges de son art et de son génie.

Je ne sais. Mais il me semble que Shakespeare se souciait fort peu de son génie et ne songeait qu’à planter un mûrier dans son jardin. D’ailleurs on a tout vu, tout trouvé dans la Tempête, et on a eu raison. Il y a de tout dans cette œuvre prodigieuse. C’est, si l’on veut, une pièce géographique du genre du Crocodile de M. Victorien Sardou, un Robinson mis sur la scène avant Robinson, pour un public curieux de voyages et navigation.