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DE LA LANGUE BRETONNE.

comparent à des vaches et à des taureaux qui s’attirent mutuellement par leurs mugissements dans de grasses prairies[1]. On conçoit que les nouveaux chefs du pays n’étaient pas plus désireux de fixer près d’eux les poètes dont nous parlons, comme faisaient les anciens chefs, que les bardes n’eussent été empressés à venir à leur cour. Le dernier barde royal mentionné par l’histoire de Bretagne, Kadiou, qu’elle appelle le joueur de harpe, fut attaché à la personne du comte de Cornouaille, Hoël, de la race des vieux souverains nationaux, et vivait en 1069[2]. Tous ceux que l’on peut rencontrer depuis lors font partie de la maison de petits chefs de paroisses bretonnes[3], ou sont populaires, et c’est le plus grand nombre[4]. Ils se virent, en effet, presque tous privés de patronage naturel, sans asile, sans ressource, et forcés d’aller de porte en porte demandant un moyen de vivre à un art bien déchu de son ancienne splendeur. Leur langue ne l’était pas moins : la chute de l’indépendance bretonne et le, passage des Bretons sous le double joug politique des rois anglo-normands et français, dont les uns devenaient leurs suzerains et les autres leurs seigneurs directs, et sous celui de l’Église de France, par la ruine de la métropole de Dol, lui porta le dernier coup. Déjà bannie de la cour, la langue bretonne le fut bientôt, en Haute-Bretagne, de tous les châteaux des barons, de tous les palais épiscopaux et de toutes les villes dont les habitants voulurent parvenir, se mettre à la mode, ou plaire aux deux souverains. Aussi, fidèle à la tradition de dédain qu’affectaient envers elle, nous l’avons vu, les lettrés, depuis bien des siècles, Abaylard put dire, du haut de son orgueil : philosophique : « cette langue, je l’ignore, et elle me fait rougir de honte[5]. » Cependant (et c’est le nom de ce moine haut-breton qui nous suggère cette remarque importante), les villes, les évêques et les barons de la Basse-Bretagne ne se jetèrent pas ainsi entre les bras de l’étranger : préservé déjà des envahissements qui avaient commencé, au ixe siècle, la ruine, consommée au xiie de la langue celtique, dans les évêchés de Dol, de Saint-Malo, et la moitié de ceux de Vannes et de Saint-Brieuc, leur pays devait à sa position géographique et à la concentration de ses habitants de pure race celtique, de pouvoir lutter avantageusement contre la domination étrangère ; les indigènes la repoussèrent, ayant encore à leur tête des chefs de cette terre privilégiée de Léon, qui avait sauvé, grâce à ses anciens souverains, sa liberté et sa langue classique, lors de l’invasion normande ; et ils maintinrent une seconde fois l’une et l’autre dans les pays de Tréguier, de Léon et de Cornouaille. Ici, clergé, noblesse, villes et peuples, toute la population en général, demeurèrent celtiques jusqu’à la fin du xiiie siècle, et si les influences française et anglo-normande s’y firent partiellement sentir, comme c’était inévitable, elles furent tellement faibles que Guillaume de Malmesbury put dire, au milieu du xiie siècle, des Bas-Bretons : « qu’ils n’avaient nullement dégénéré ni par la langue, ni par les mœurs des Bre-

  1. Chants populaires de la Bretagne. T. I. p. 219.
  2. Kadiou citharista. Cartular. Kemperleg. Apud D. Morice. Preuves. T. I. col. 432.
  3. Chants populaires de la Bretagne. T. I. p. 209, et T. II. p. 15.
  4. Ibid. p. 263.
  5. Lingua mihi ignota et turpis. (Epistol.)