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pour atténuer l’engorgement de la rate, essuyaient leurs visages cramoisis.

Dans ce moment de calme relatif, au milieu de la buée que l’air glacial dégageait de leurs corps en sueur, ils semblaient, vivants encensoirs, remercier le ciel d’avoir donné à l’honnêteté repue des jambes véloces pour atteindre les malfaiteurs à jeun ; la parole revenait ; la colère renaissait. « Voleurs ! » cria une belle fille de seize ans dont la gorge battait encore une marche forcenée. « Où est mon pain ? glapit une voix aigre et anxieuse. Dis, bandit, qu’as-tu fait de mon pain ? » Et un petit homme tordu, au teint huileux et violâtre, à l’œil gris, vint secouer le captif râlant et blêmissant. « Garrottons-le ! cria-t-on. Allons, les mains ! » L’homme tendit les mains. Alors un pain qu’il dissimulait sous son bourgeron tomba dans la neige. « Retrouvé ! » clama le villageois violâtre en ramassant la miche dorée. Le cache-nez rouge du prisonnier servit à ligoter ses poignets. Et l’on se mit en route vers le village.

— Holà ! cria une voix derrière la troupe. Tous se retournèrent. L’homme qui leur avait échappé tout à l’heure saillait de la forêt et marchait à grands pas dans leur direction : « Je me rends, continua-t-il. Emmenez-moi avec mon compagnon. » Il se plaça au centre de l’escorte. On repartit.

En route, on rencontra M. Monmarançon-Balégné qui avait été dépassé par tous ses féaux sujets dès les premiers pas de la poursuite, — l’obésité étant l’ennemie de la vitesse.

« Qu’on emmène chez moi ces drôles, commanda ce vaste magistrat. Je les jugerai ! »

IV

Quelques instants après, le village avait recouvré son peuple. Regagner le temps que venait de faire perdre cet intermède, tel fut le programme tacitement adopté à l’unanimité. Le diapason du tapage avait trouvé moyen de s’élever encore. Les danseurs devenaient des saint Guy. On buvait maintenant à même les tonneaux ; les bouteilles n’étaient plus que des projectiles. Sur quelques points éclataient des rixes acharnées, et tandis que les uns se rouaient de coups et se mangeaient le nez, les autres, plus experts aux choses de la nutrition, préféraient manger jusqu’à étouffement définitif jambons, fromages, oies, quartiers de bœuf, riz au lait caramélé, harengs saurs, purée de châtaignes, amoncelant dans leurs estomacs transformés en magasins de provi-