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Alors pour fuir cette obsédante mélancolie de l’air et du ciel, — j’ai fermé ma fenêtre brusquement.

J’ai fermé ma fenêtre et j’ai tiré le rideau épais qui, soudainement, plongea la chambre dans une lumière lourde ; une artificielle lumière, plus ardente et plus molle que la triste lumière de l’air embrumé.

Et les objets prirent des attitudes inaccoutumées, des attitudes du rêve.

Le piano mettait dans l’ombre le ricanement de ses dents blanches et noires.

Les fauteuils étendaient leurs bras raides comme des personnes cataleptiques.

Dans les dorures des cadres, s’allumaient comme des scintillements de lucioles ; — auprès des glaces qui ouvraient dans le mur d’inquiétantes perspectives.

Et près de la bibliothèque, le Démon de Racoczi attira mes regards irrésistiblement…

C’était une simple eau-forte où, sur un fond brouillé, se détachait en noir exagéré — le Démon aux joues creuses, à la lèvre crispée par une gaieté féroce, ou peut-être par quelque affreuse torture.

Mais ce n’était qu’une simple eau-forte.

Puis le pli entre les sourcils froncés s’accentua.

Il s’accentua, — bien que la chose paraisse incroyable, — il se creusa plus profondément, figeant une expression d’angoisse farouche, sur cette face au sinistre rictus.

Les cheveux se hérissèrent à n’en pas douter.

Et l’archet que tenait la main du Démon eut un frémissement qui fit rendre à l’instrument un son.

Un son jamais entendu jusqu’alors. — Et si triste, qu’il semblait fait de tous les sanglots et de tous les glas.

Et aussi doux que le parfum des tubéreuses, flottant dans la crépusculaire clarté des soirs.

Puis l’archet s’élança furieux, avec un grondement de rafale, sur les cordes désespérées.

Et c’était comme des cris de détresse, comme des rires de fous et comme des râles d’agonisants.

Et c’était comme des appels éperdus, de suprêmes appels, hurlés vers le ciel désert.