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II

— Monsieur Durand, lui a dit en souriant son chef de bureau, je donne samedi ma première soirée dansante. Nous avons besoin de valseurs : puis-je compter sur vous ?

— Absolument, monsieur, j’accepte avec reconnaissance.

Et le petit employé, dont une mauvaise note peut indéfiniment retarder l’avancement, a fait contre mauvaise fortune bon cœur.

III

Car une invitation à un pareil bal, agréable pour beaucoup, est pour lui grosse de menaces. En y assistant, il obéit à un service commandé. C’est sur son zèle qu’on basera la gratification et l’augmentation de fin d’année.

À lui les trop maigres et les trop grasses ! À lui les tapisseries ! Les jeunes et jolies femmes trouveront assez de cavaliers. Il sera là pour boucher les trous, et malheur à lui s’il recule devant l’imposante majesté d’une femme colosse ou les anguleux contours d’une nouvelle Sarah !

Son avenir est à jamais compromis !

IV

Mais il accepterait bien gaiement cette corvée, le petit employé, si elle ne devait être précédée et suivie de bien des privations.

Le coup de fer au chapeau lui a coûté un déjeuner ; un dîner, la chemise blanche et le mouchoir brodé ; le coiffeur, son tabac pendant huit jours ; ses gants blancs, les petites douceurs qu’il se passait de temps à autre.

Enfin les chaussures et l’argent qu’il dépensera lui coûteront dans l’avenir plusieurs déjeuners et plusieurs dîners, pas mal de tabac et beaucoup de petites douceurs !

V

Cependant il n’a rien à se reprocher, car il a fait preuve de la plus stricte économie ; il n’a pas même pris de voiture, et c’est pourquoi, tremblant de salir les bottines étroites qui lui emprisonnent les chevilles, rasant les murs, grelottant sous son habit qu’un pardessus bien mince ne parvient pas à recouvrir entièrement, il marche, court et sautille sur la pointe des pieds, le petit employé du ministère !

Oscar MÉTÉNIER.