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Le théâtre nous a maintes fois montré le duc d’Albe. Dans l’Egmont de Gœthe, dans Schiller, c’est surtout le diplomate haineux et rusé qui nous apparaît (le loup cervier était aussi renard). Dans Patrie, de M. Sardou, c’est le bourreau. Nous le voyons, pâle et froid, donner des ordres de pendaison et converser avec l’exécuteur sur les prochains supplices. Quelle que soit la férocité de ce personnage de Patrie, l’homme de l’histoire était plus tragique encore.

Ces physionomies atroces ont leur moralité aussi, et il est bon de les étudier. Elles enseignent jusqu’où peut aller la tyrannie à son paroxysme. Elles font prendre en pitié, autant qu’en horreur, la toute-puissance ainsi affolée de pouvoir et ivre de sang. À ce point arrivés, la cruauté et le despotisme ressemblent à la démence. On aurait envie de plaider pour ces tigres les circonstances atténuantes devant l’Histoire. De ce pays flamand, où les laborieux et les actifs, drapiers, tisserands, brasseurs de Belgique et de Néerlande, devaient travailler pour nourrir les hidalgos paresseux d’Espagne, le duc avait juré de faire un désert, une ruine immense. « Je n’épargnerai, écrivait-il à Philippe II, pas une âme parmi toute la population. » Ses ordres portaient, dit Motley, que toute ville des Pays-Bas fût brûlée jusque dans ses fondements.

Et combien en fit-il mettre à mort de ces gentilshommes courageux, de ces humbles communiers, de ces pauvres paysans de Flandres ? Qui le dira ? On avait pendu, brûlé, égorgé, écartelé, jeté dans les fossés, décapité, déchiré, roué, tenaillé, écorché vifs des milliers de victimes. Ceux que le bourreau épargnait, on les jetait à un autre bourreau : l’exil. Les tambours, dont le roulement lugubre accompagnait la marche des condamnés à l’échafaud ou au gibet, étaient faits de la peau des morts, de la peau arrachée aux femmes, aux fils, aux mères de ceux qu’on allait torturer.

Jamais chez cet égorgeur un tressaillement de pitié. Il avait, pour railler ses victimes, des mots prompts, comme il avait le geste rapide pour dire qu’on tranchât les têtes ou qu’on allumât les bûchers.

Dans cette entrevue de Bayonne, où la Florentine Catherine et l’Espagnol Albe conspirèrent la perte de la libre pensée (l’éternelle persécutée, la victorieuse éternelle), le duc, conseillant à la Médicis d’établir l’Inquisition en France et d’en finir avec les grands seigneurs protestants, disait :

« Vous avez assez de fretin, Madame, pêchez maintenant de gros poissons. Une tête de saumon vaut mieux que dix mille têtes de grenouilles. »

On lui annonçait que le prince d’Orange, à la tête d’une armée, venait de passer la Meuse :

« Oui-dà, dit-il, incrédule, — l’armée du prince d’Orange est-elle un