Page:La libre revue littéraire et artistique, 1883.djvu/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sa religion, l’Art ; son credo, la musique de l’avenir ; son sacerdoce, ia consécration des gloires musicales ; son paradis, Beethoven, Wagner, Berlioz ; son purgatoire, Massenet, Joncières, Bizet ; son enfer, Rossini ; ses grands prêtres, Colonne, Lamoureux, Pasdeloup.

On ne le rencontre jamais aux concerts du Luxembourg.

Le Grand Opéra lui répugne. Il se ferait hacher plutôt que de mettre le pied à l’Opéra-Comique.

À ses yeux le drame lyrique est la négation même de l’art musical. De deux choses l’une (il ne parle que par dilemmes), la musique traduit l’idée ou elle ne la traduit pas. Si elle la traduit, pourquoi la juxtaposer à des paroles ? pourquoi expliquer ce qui se comprend déjà ? Si elle ne la traduit pas, ce n’est point un art, c’est un vain tintinnabulement de sons.

Il a reçu de Dieu une mission qu’il exerce, très grave, parmi les hommes.

Justicier suprême, il opère en ville, quand besoin est, chez Lamoureux ou chez Pasdeloup. Mais c’est au concert Colonne qu’il sévit spécialement.

Inutile de chercher à l’amadouer : la prière et les flatteries glissent sur lui comme sur du carrare. En art, il ne connaît ni famille ni amis.

Tenez ! moi qui vous parle, j’ai mis six mois à orchestrer une marche funèbre et six ans à recruter des musiciens pour l’exécuter. L’autre jour, rassuré par notre vieille camaraderie, je le convie lui et les siens à l’audition de ce morceau génial. Radieux, je guettais ses bravos, Damnation ! le misérable m’a conspué outrageusement, moi, son ami intime. Lui en ai-je gardé rancune ? Nullement. Je sais ce qu’il lui en a coûté. Il y a eu lutte atroce chez lui. L’amitié l’entraînait, mais le devoir a été plus fort. L’œuvre était mauvaise. Héroïque, il a obéi à sa mission : il a sifflé.

Autre trait topique. Il était éperdument épris d’une jeune fille aussi adorable que millionnaire. Après bien des luttes, il allait enfin l’épouser. Déjà, il avait offert la corbeille de noce, où, triomphantes et bien reliées, trônaient, parmi les ors et les pierreries, les plus célèbres partitions de Beethoven, de Weber, de Schumann, de Berlioz. Or, voici qu’un soir il fait irruption chez moi, hâve et défiguré.

— Tout est rompu !… Encore une qui s’est laissé séduire !

— Séduire ! cet ange ! allons donc !…

— Oui, séduire et, qui pis est, par le plus immoral des séducteurs.

— Et ce séducteur ?

— Rossini !…

J’ai vivement plaidé la cause de la fiancée. Peine perdue, il ne transige pas sur ce qu’il appelle les questions de probité musicale.