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soit que l’éternel féminin eût été simplement pour lui une abstraction métaphysique, on ne lui avait jamais connu aucune maîtresse. Or, un soir d’été, qu’assis sous une tonnelle de l’abbaye de Talloires, en face du merveilleux lac d’Annecy, incendié par l’éclatante et prestigieuse réverbération du soleil couchant, une adorable fille d’Ève faisait reproche à notre ami de son précoce désenchantement des choses de la vie, l’incitant ainsi à quelque confidence cythéréenne, grave et recueilli, Tiburce prit la parole en ces termes :

— Vous vous trompez, madame, ou, plutôt, vous me jugez mal. Je puis vous paraître aujourd’hui un impassible ; néanmoins, je n’ai pas toujours été celui-là. Mainte et mainte fois, dans de nombreuses existences antérieures, je fus passionnément amoureux, puisqu’il faut prononcer cette formule sacramentelle, ne fût-ce que pour vous complaire ; par contre (Minerve en peut porter témoignage), une seule distraction de ce genre est venue troubler ma quiétude daus celle-ci. — Que voulez-vous ? Je vis dans le passé, tout entier à mes rêves ; et comme j’ai conscience de ceci, qu’aucune métempsycose ne saurait plus désormais m’arracher des bras de l’irrémissible néant terrestre, ayant déjà trop vécu, point n’éprouve le besoin d’intéresser âme qui vive à ce qui n’est déjà plus que l’ombre de moi-même. Toutefois, madame, puisque vous y tenez absolument, je vous raconterai ma dernière folie, en vous priant d’y ajouter le mot de la fin.

Il y a de cela dix-huit fois un siècle, et même davantage, j’étais, moi Égæus, un des jeunes patriciens de Pompéi, les plus fameux par leur faste et leur goût des arts. Je tenais ce goût de mon père, un édile, qui habitait une villa suburbaine voisine de celle de Diomède et possédait, en outre de nombreux vaisseaux, des trirèmes d’une élégance et d’une richesse sans égales, dont une portait mon nom en lettres d’or massif sur un fond de lapis-lazuli, d’uu seul morceau, couvrant le sommet de la poupe ; tandis que mes chars et mes coursiers rendaient jaloux Glaucus en personne.

Quoique peu attentif alors au mouvement des esprits, dans le sens humain du mot, une vague curiosité de l’inconnu me faisait souvent voyager au loin ; c’est ainsi que, de bonne heure, je visitai et l’Égypte et la Grèce, surtout la Grèce, qui fut mon premier berceau, et d’où je rapportai un précieux manuscrit pythagoricien, dévoré, hélas ! par le Vésuve en l’an 79, quoique je l’eusse promis à Pline le Jeune. Toutefois, je ne m’attardais point trop dans mes voyages ; car la blonde et souriante image de Julia, fille de Diomède, dorée comme un rayon de soleil de la Campanie, avait allumé en mon cœur un feu brûlant, une âpre convoitise. Ce feu était encore attisé par la jalousie ; car, à n’en