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sœur avait fait place à l’amour de l’amante ; dans son cœur elle priait Allah de briser les obstacles insurmontables qui la séparaient d’Ahmed, et elle se jurait de n’appartenir jamais à un autre qu’à lui.

L’Arabe qui surprend un homme en tête-à-tête avec sa fille ne se fait pas scrupule de les tuer tous les deux ; mais, pour se voir, Ahmed et Zora bravèrent ce danger.

Voyez-vous cette ligne noire qui descend du faîte à la base de la montagne comme une gigantesque balafre ? c’est un ravin dans lequel les eaux de pluie s’écoulent, séjournent et entretiennent la végétation et l’humidité. Au fond de ce ravin, un peu avant d’arriver à l’endroit où il se perd dans la plaine, jaillit une petite source où Zora pouvait venir toute seule puiser de l’eau, quand, par hasard, sa vieille négresse était absente.

Du haut de la montagne, où il gardait maintenant seul le troupeau, Ahmed guettait sans cesse la tente de la jeune fille ; et quand il la voyait sortir, la cruche à la main ou la guerba sur l’épaule, il pénétrait dans le ravin, se faufilait comme un chacal ou une couleuvre dans un fouillis inextricable de roseaux, de lauriers, de ronces gigantesques, de cactus et d’aloës au feuillage épineux ; se heurtait aux rochers, se déchirait aux épines ; troublait dans leurs retraites profondes tout un monde d’insectes et de reptiles immondes et dangereux. Enfin, il arrivait meurtri et sanglant jusqu’auprès de la source. Zora venait le rejoindre : pendant quelques minutes, il pouvait contempler son gracieux visage, entendre le doux son de sa voix ; peut-être aussi lui parlait-il de ses longues angoisses.

Les jeunes gens se virent plusieurs fois de cette manière, ce qui ne fit qu’accroître leur malheureux amour…

Un jour, — Zora avait alors treize ans, — un cavalier au burnous écarlate vint recevoir l’hospitalité sous la tente de Sidi-Abd-el-Kader et eut une longue conférence avec lui ; et le lendemain, Sidi-Abd-el-Kader dit à sa fille : « Je te marie, Zora, avec Ben-Kaddour, un sous-officier de spahis, un youad de grande tente, un parfait cavalier de mes amis, qui honorera ma famille. Réjouis toi dans ton âme et tiens-toi prête à recevoir ton seigneur et maître. »

La pauvre enfant devait s’attendre chaque jour à une semblable déclaration ; elle en fut cependant horriblement surprise et resta quelques instants sans parole, comme anéantie. Mais l’amour qui remplissait son âme lui rendit des forces et, oubliant toute prudence : « Mon père, dit-elle, je voudrais ne pas épouser le seigneur Kaddour ; il est un youad et un parfait cavalier, puisque tu me le dis ; mais j’aimerais bien mieux le petit Ahmed, ton chevrier ; il est pauvre, lui, mais il est bon et doux,