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peu de la différence des conditions qui divise les hommes ; Zora appelait Ahmed « mon frère », Ahmed appelait Zora « ma sœur », et ils s’aimaient comme tels. De l’aurore à la nuit on pouvait les voir, toujours ensemble dans la montagne, surveillant le troupeau de chèvres de Sidi-Abd-el-Kader ; personne ne s’inquiétait d’eux. Pendant les heures brûlantes du jour, ils venaient s’asseoir a l’ombre du grand caroubier ; ils s’endormaient côte à côte, et leurs chèvres dormaient aussi. En s’éveillant, ils jouaient aux osselets ou à la marelle, ou avaient d’interminables causeries. Ahmed savait fabriquer de petits paniers d’alfa, il allait cueillir pour sa petite maîtresse les caroubes bien mûres, les plus beaux fruits des arbousiers ; il escaladait les rochers à pic où la vigne de Barbarie étalait ses grappes les plus succulentes, qu’il atteignait pour elle ; et bien souvent, le soir, il la rapportait sur son dos, lorsque les petits pieds de Zora étaient fatigués.

Ils étaient bien heureux, alors, les pauvres enfants ; mais, hélas ! ce temps passa bien vite ; Zora atteignit sa douzième année : à partir de cet âge, les jeunes filles deviennent nubiles, chez les Arabes, et on les dérobe à la vue des hommes ; elles restent enfermées sous la tente, d’où elles ne sortent plus que rarement, cachées sous un voile épais, et accompagnées d’une vieille servante négresse.

Ahmed dut donc renoncer à vivre avec sa sœur. Il avait alors quatorze ans. Il me semble que je le vois encore, drapé dans son burnous brun : il était de petite taille, mais robuste et bien fait ; il avait une belle figure intelligente, des yeux brillants et doux. Les facultés physiques et morales se développent de bonne heure dans le pays du soleil ; Ahmed avait déjà l’âme d’un homme, il s’aperçut bien vite qu’il aimait Zora plus qu’on aime une sœur : il l’aimait tendrement, éperdument, follement, et plus il pensait à elle, plus il l’aimait, et il pensait toujours à elle. Mais pourquoi l’aimer ? Son amour n’était-il pas ridicule, insensé, sans espoir ? Où prendrait-il de quoi payer la dot de Zora pour l’épouser, lui qui n’avait rien ? Et d’ailleurs, eût-il trouvé l’argent nécessaire, comment admettre qu’un youad marierait sa fille au fils de son chevrier ? Comme il maudissait le destin qui l’avait fait naître pauvre et obscur, quand il devait aimer Zora, la belle et noble jeune fille ! Non, se disait-il à lui-même, après avoir rêvé pendant des heures e( des heures ; non, je ne l’aurai jamais !… Mais si je ne l’ai pas, un autre va venir me la prendre, il paiera la dot, il emmènera ma Zora sous sa tente et il en fera sa femme !… Alors, le malheureux sentait son cœur se tordre, se déchirer ; son sang bouillonnait dans ses veines et affluait au cerveau où surgissaient des idées étranges, horribles ; il pensait au suicide, à l’assassinat ; il avait le vertige, il devenait fou.

Zora, enfermée, n’oubliait pas son frère ; la tendresse de la petite