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— Quel est le coupable ? demanda l’honnête brigadier.

— C’est moi ! c’est nous ! ripostèrent soixante voix. Et la phalange macédonienne se serra autour de son chef, debout et frémissante.

La force armée dut se replier en bon ordre, et bien lui en prit.

L’administration ne se tint pas pour battue. Deux mois plus tard, le chef d’orchestre, mûri par l’expérience, conçut le projet machiavélique d’isoler son insaisissable ennemi.

— « Mon jeune ami, lui dit-il (ils se rencontrent quelquefois dans le monde), je me sens pour vous la plus vive sympathie ; votre respect du grand art ne le cède qu’à votre connaissance approfondie des textes ; vous êtes du bois dont on fait les grands musiciens et les grands critiques. Votre présence m’est un réconfort. Mais s’il m’est agréable d’avoir pour auditeur un dilettante de votre force, il m’est pénible de le sentir relégué dans les hauteurs poudreuses de l’amphithéâtre. Permettez-moi de vous offrir, en témoignage de ma parfaite estime, un billet valable pour toute la saison. » Et il lui proposa de l’installer princièrement à ses côtés, dans l’ex-loge de l’empereur.

— Cher maître, vous êtes le César de l’orchestre, votre habileté à conduire n’a d’égale que votre exquise bienveillance à l’égard des jeunes ; mais s’il me serait doux d’être à vos côtés, je ne me consolerais pas d’abandonner les amis fidèles que j’initie aux arcanes de l’art. Souffrez que je refuse.

Le maître se mordit les lèvres et boutonna sa veste, en quête d’un autre expédient. Coûte que coûte, il fallait rompre ce faisceau d’irréconciliables. Trois nuits il en rêva, trois jours il en perdit le boire et le manger. Le quatrième jour, il se frappa le front en criant comme Auguste : Enchaînons-les par des bienfaits ! Et le cinquième, ce ne fut pas pour un seul, mais pour toute la bande qu’il proposa, timidement, des places princières. Anxieux, il attendait une réponse.

— On ne nous achète pas ! répliqua Le Texte, dédaigneux et superbe.

VI

Depuis ce jour, le directeur en a pris son parti. Il s’est résigné à n’être que le sous-chef de son orchestre.

Désormais Le Texte trône souverainement sur la stalle d’amphithéâtre qui lui sert de chaise curule.

Le Châtelet est sa chose. Il est là comme chez lui. Musiciens, choristes, auditeurs, tout fléchit sous son pouvoir despotique. C’est lui qui commande au chef d’orchestre, lui qui dicte le programme, lui qui fait bisser les morceaux, lui qui fait justice des sifflets immérités et des applaudissements intempestifs. L’opinion publique ! il s’en soucie