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de Kaddour… Si l’on prend Ahmed, jure-moi, docteur, qu’on ne lui fera aucun mal. » — « Je ferai mon possible », dit le médecin. — « Mais jure, Sidi, jure par le prophète que tu le sauveras, je sais que tu as un cœur bon et une parole sûre et j’attendrai tranquillement la mort. » Il répugnait au docteur de faire un serment qu’il savait ne pouvoir tenir, et il murmurait des promesses évasives. « Ah ! tu ne jures pas, Sidi ! Peut-être aussi je te demande trop, peut-être n’es-tu pas assez puissant ?… Bon Dieu ! Bon Dieu ! les hommes prendront mon Ahmed, et ils le tueront !… Mais, ajouta-t-elle résignée, si on le fait mourir, moi je serai déjà morte ; Allah est aussi bon que le docteur français, et il est encore plus puissant que lui ; il nous réunira l’un à l’autre… »

Zora mourut pendant la nuit qui suivit ce jour. Je l’ai vu enterrer dans le cimetière arabe.

Quelques hommes de sa tribu l’apportèrent sur une civière, en psalmodiant un chant monotone et cadencé ; le jour était près de finir, la cérémonie fut courte.

La fosse avait été creusée d’avance étroite et peu profonde, la pauvre petite morte, enveloppée dans un linceul blanc, fut couchée doucement dans le fond, la face tournée vers l’Orient ; on lui fit un oreiller avec deux pierres et une poignée d’alfa, et une couverture avec des plantes aromatiques ; puis, on ferma la fosse avec une voûte de larges pierres plates et de terre gâchée, ce qui forma une sorte de petite chambre souterraine où l’enfant dort son dernier sommeil.

Pendant quelque temps, nous vîmes sur le tertre de la tombe des écuelles de bois remplies d’eau limpide ou de dattes fraîches, des morceaux de cierge en cire verte, des lambeaux d’étoffe blanche flottant au bout de petits bâtons fichés en terre : c’étaient les offrandes pieuses déposées par la vieille négresse qui avait élevé Zora… Puis peu à peu ces offrandes disparurent desséchées par le soleil ou emportées par le siroco et ne furent pas renouvelées ; la vieille négresse devait être morte aussi.

Le cheval de Ben-Kaddour fut retrouvé, sans son cavalier, proche de la mer, du côté de Rachgoun. On n’a jamais su ce qu’était devenu Ahmed. Du haut des falaises escarpées qui bordent la Méditerranée en cet endroit, il serait facile à un homme de se précipiter dans la mort sans laisser nulle trace de son suicide. Le pauvre chevrier aura pris ce chemin pour aller rejoindre sa bien-aimée.

Martial MOULIN.