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sérieuses. Doué de remarquables facultés, il eût pu, comme tant d’autres, se rendre à la capitale et peut-être y devenir un homme illustre : il avait préféré la vie libre des champs. Vers sa vingtième année, en quittant le collège, il s’était retiré près de son père et avait pris la direction des travaux. Il était vaillant et fort. L’été, il s’occupait de fauchaisons, de labours, de semailles, de moissons et de vendanges ; l’hiver, par les plus froides matinées, il arrivait toujours le premier à l’œuvre pour défricher et planter des vignes aux flancs des coteaux. Sous son impulsion vigoureuse, la ferme avait prospéré.

Chaque dimanche, Sylvain descendait jusqu’à la ville de Crest, ou bien allait passer sa journée chez des parents ou amis des villages environnants. Il avait pris l’habitude de s’arrêter au moulin du Roy ; qui se trouvait sur son chemin ; il y buvait une bouteille de vin avec le meunier, pendant que sa monture mangeait l’avoine sous le hangar.

Il avait rencontré bien souvent, au moulin du Roy, une jeune fille, parente du meunier, ouvrière de la fabrique de soie tout à côté. Elle se nommait Geneviève. C’était une charmante espiègle de seize ans, riant toujours, toujours piaillant, gaie et vive comme un pinson ; son visage était blanc, ses cheveux étaient d’un noir bleu ; ses grands yeux bruns, railleurs et malicieux, n’avaient jamais pleuré. Sylvain se plaisait à la voir, à entendre ses frais éclats de rire et son joyeux babil.

Un dimanche de la Saint-Pancrace ils se rencontrèrent par hasard à la vogue de Suze et dansèrent ensemble. En fixant les grands yeux de la jeune fille, en pressant sa taille et ses mains, Sylvain sentit pour la première fois de sa vie battre son cœur, et dit à Geneviève qu’il l’aimait. Geneviève, qui comprenait à peine alors la signification du mot amour, répondit qu’elle aussi aimait Sylvain, qu’elle serait heureuse de rester bien longtemps, pendant une journée tout entière, seule avec lui. Ils prirent rendez-vous, pour le dimanche suivant, dans un endroit solitaire. Ils n’eurent garde d’y manquer ni l’un ni l’autre ; et de nombreux rendez-vous succédèrent au premier.

Ils s’aimèrent tous deux sans savoir pourquoi ils s’aimaient, sans chercher à entrevoir aucune issue à leur amour. L’idée d’épouser Geneviève ne se présenta point à l’esprit de Sylvain. De son côté, Geneviève ne pensa jamais qu’elle, pauvre ouvrière, pouvait oser prétendre à être un jour la femme du plus riche garçon du pays. Ils s’aimaient parce qu’ils étaient heureux d’être ensemble ; ils s’aimaient sans arrière-pensée, sans crainte ni remords, sans songer à l’avenir ; ils s’aimaient parce qu’ils s’aimaient.

Leur joyeuse insouciance dura deux années.

Un jour, Sylvain fut présenté à Camille, riche héritière, jeune fille