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élevée à Paris, qui, restée depuis peu orpheline, s’était retirée à Suze, chez un vieux parent, son tuteur ; et, en voyant la délicieuse Parisienne, si différente des femmes qu’il avait vues jusqu’à ce jour, le jeune homme fut ébloui comme à l’aspect d’une apparition divine. On lui dit qu’il pouvait espérer être un jour son époux et il crut que c’était une chimère irréalisable. Il se sentait pris par une passion soudaine, bien différente de l’amitié presque fraternelle qu’il avait pour Geneviève. Camille le dominait, il la plaçait bien au-dessus de l’humanité, il en faisait une idole, qu’il eût voulu adorer, aux pieds de laquelle il se serait traîné à genoux. Baiser le bas de sa robe lui eût paru le comble de la félicité.

Malgré cet amour, l’affection qu’il avait pour l’ouvrière ne diminua point ; mais leurs rendez-vous devinrent d’abord plus rares ; puis, cessèrent bientôt tout à fait. Geneviève parut se résigner : jamais ses sanglots ni ses récriminations n’arrivèrent jusqu’aux oreilles de Sylvain ; il apprit seulement par des amis que la pauvre enfant avait perdu sa joyeuse insouciance, que ses joues étaient devenues bien pâles, et que ses yeux espiègles avaient appris à pleurer.

Les habitants du pays, qui connaissaient la liaison des deux jeunes gens, compatirent peut-être à la douleur de la délaissée, mais la conduite de Sylvain parut toute naturelle : il avait fait la cour pour passer son temps, comme tout jeune homme riche en a le droit ; l’occasion de faire un brillant mariage se présentait à lui : à moins que d’être fou, il ne pouvait la laisser passer pour plaire à une petite ouvrière ; il n’avait rien promis, d’ailleurs, et la culpabilité était tout entière du côté de Geneviève, pour avoir placé trop haut son amour ; il agissait comme tout homme raisonnable eût agi à sa place. Le meunier lui-même était de cet avis, et peut-être même aussi Geneviève. Car ce n’est que dans les romans, et quelquefois dans les grandes villes, que l’on voit des mariages disproportionnés sous le rapport de la fortune ; à la campagne des faits de cette nature ne se produisent point.

Aucune voix ne s’était donc élevée contre Sylvain, mais lui n’avait point oublié le passé.

Bien souvent, en sortant de la maison de Camille, l’image plaintive de l’autre s’était présentée à son souvenir. Depuis que son mariage était décidé, il avait perdu l’estime de lui-même, il avait connu le remords ; à mesure que s’était approchée l’heure si désirée de ce mariage il avait senti grandir le remords ; sa voix avait tremblé en disant oui devant le maire, elle avait tremblé plus encore en répétant cette parole devant le ministre de Dieu, après avoir revu, à la place même de leurs premiers rendez-vous, la malheureuse Geneviève si différente de ce qu’elle avait été autrefois.