Page:La libre revue littéraire et artistique, 1883.djvu/262

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je bois, s’écria-t-il, en levant son verre, à la gloire du maître ! Je bois non seulement aux œuvres géniales, qui ont fait de Robert Duret le plus grand peintre de notre époque, je bois encore à ses œuvres futures, à celles qui mettront le sceau à son impérissable renommée !

Alors, au milieu du silence profond qui succéda à un tonnerre d’applaudissements, le maître prit la parole :

— J’accepte, mes enfants, la première partie de votre souhait et je vous en remercie, mais je ne saurais accepter la seconde. J’ai terminé mon œuvre et ce banquet qui va finir sera pour moi le banquet des adieux.

Et comme, stupéfaits, abasourdis, tous se récriaient :

— Demain, continua l’artiste, je vous donnerai mes derniers conseils ; je laisserai à chacun de vous un souvenir, et puisse la fortune vous sourire comme à moi ! Mais, ajouta-t-il, en voyant Antony Maler se lever pour protester et en lui faisant signe de se rasseoir, je serais ingrat si je ne répondais pas à vos témoignages d’affection en vous prenant pour confidents des événements qui m’ont dicté une aussi brusque et aussi irrévocable détermination.

Mes amis, l’art est infini et multiple dans ses manifestations. Le peintre, le sculpteur, le poète sont artistes au même degré. Chacun d’eux, sur sa toile, dans le marbre ou dans ses vers, poursuit un Idéal qu’il a rêvé, mais qu’il n’atteint qu’autant qu’il a rencontré, une fois dans sa vie, un être lui offrant, sous une forme tangible et réelle, cet Idéal imaginaire. Tandis que l’artiste malheureux travaille sans but, au hasard de l’ébauchoir ou du pinceau, ne parvenant pas à saisir les contours de l’image qui le fuit sans cesse, quand il croit pouvoir la tenir et la fixer frémissante sur son chevalet ou sur un piédestal, tout devient facile à celui auquel la fortune a fait rencontrer l’incarnation de l’Idéal cherché. Le peintre peut alors sans hâte en dessiner les formes, le poète en célébrer les lignes harmonieuses, tandis que le statuaire pétrit sans tâtonnements sa glaise. Dante a eu Béatrix, Pétrarque a eu Laure, Raphaël la Fornarina, le Titien sa maîtresse immortelle.

Vivante, la présence de la muse incarnée inspire et console ; morte, son souvenir, à jamais fixé dans votre âme, fait naître encore des chefs-d’œuvre. Moi aussi, j’ai eu ma Muse ; je l’ai cachée à tous les yeux avec un soin jaloux. Aujourd’hui, elle est morte, bien morte, mais d’une mort qui a effacé dans mon cœur même le souvenir du passé, sur lequel je vivais ! Avec elle s’est envolée l’inspiration. Je n’ai plus désormais ni sujet, ni modèle, je n’ai plus d’Idéal à poursuivre, je brise mes pinceaux !