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La vérité est que le personnel enseignant se composait de cinq ou six jeunes gens remplis de zèle, pleins encore du feu sacré de la jeunesse, qui débutaient à X… en attendant mieux ; et qui, par des miracles d’économie, parvenaient à y vivre avec des traitements variant de 1200 à 1500 francs par an.

Presque toujours célibataires, ils prenaient leurs repas en commun dans une petite salle de l’Hôtel de France, dont le propriétaire, leur Mécène, satisfaisait leur appétit moyennant 50 francs par mois.

II

Au commencement du mois de mars 18…, Rigobert Aubin fut nommé régent de 7e à X…

Aubin était un grand garçon de vingt ans, à la physionomie sérieuse et bonasse tout à la fois. Un nez assez proéminent et légèrement cassé, comme s’il eût fléchi sous son propre poids, ne contribuait pas peu à lui disgracier le visage. Ajoutons qu’il était doué d’une intelligence plus solide que brillante, et le lecteur aura une idée à peu près complète de notre personnage.

Aucun des aspects légèrement ridicules de son individu n’échappa à ses collègues. Dès que la glace fut rompue entre eux, ils le plaisantèrent à l’envi, qui sur son nez, qui sur son prénom, etc., etc… Ce fut un nouveau sujet de gaieté pour la table commune, car Aubin avait bon caractère, et riait volontiers des lazzis qu’il provoquait au besoin.

Lambert, — le boute-en-train de la bande, — régent de 4e et périgourdin d’origine, dont le bonheur était de mystifier les gens — (il est vrai qu’il n’aimait guère à l’être), — ne se priva point de monter de nombreuses scies au nouveau venu qu’il trouvait de bonne composition.

Et Lambert, — intelligence brillante, mais incapable d’un effort soutenu ou d’un travail sérieux ; — Lambert, à la parole inépuisable et facile, réussit plusieurs fois à faire tomber Aubin dans ses traquenards habituels.

Celui-ci ne fit qu’en rire tout d’abord. Mais, lorsqu’il s’aperçut que le périgourdin faisait mine de s’acharner sur sa personne, il lui fit, un beau soir, bien tranquillement la déclaration suivante :

Mon cher collègue, je ne crois point avoir mauvais caractère. Toutefois, je ne tiens nullement à servir de tête de Turc ni à vous, ni à personne. Je reconnais que vos plaisanteries sont souvent spirituelles. Accordez-moi de votre côté qu’elles sont parfois un peu lourdes. Je ne veux cependant pas me fâcher, et vous me permettrez de vous le prouver en vous montant bientôt à mon tour, d’ici à peu de jours, une scie de ma façon.