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Admirablement drapés dans les grandes marges de l’édition Lemerre, pris dans le corselet d’acier des elzévirs, les Poèmes tragiques résument les Poèmes antiques et les Poèmes barbares, fondent, en des vers nouveaux, les inspirations anciennes, les complètent, les surpassent.

Jamais M. Leconte de Lisle ne s’est envolé plus haut, dans l’ironie superbe et le juste orgueil. Rien d’auguste comme les vers tombés des lèvres sages du poète.

Et plus que les vers héroïques si beaux dans l’Apothéose de Mouça al Kébyr et dans le Lévrier de Magnus, nous émeuvent les vers fiers de la grande philosophie du maître amer, et les vers exquis de musiques et d’amours.

Nous nous sommes efforcé, dans la conscience de notre admiration passionnée de dégager notre idée au plus vite de l’impassibilité de M. Leconte de Lisle. Cliché fameux.

Ce mot a tant servi… aux autres ! Mot commode, qui classerait et bornerait le génie, si faire se pouvait. Grand mot, et princier — tel un manteau de pourpre lourd el d’or, apte, n’est-ce pas, à parer le colosse et, s’il se peut, à le river sous un inéluctable poids.

Non. M. Leconte de Lisle n’est pas impassible.

Mais le mépris et le dégoût de nos tristes races l’ont élevé au-dessus de nous, et l’orgueil, vertu des forts, lui a fait une sérénité.

Aussi ce que nous aimons passionnément dans les Poèmes tragiques, c’est l’humanité du poète trahi, là, dans l’amertume du concept philosophique, ici, dans la magique douceur des amours que parfument

Les roses d’Ispahan dans leur gaine de mousse.

Ici, entre mille beautés, à côté des rîmes vengeresses le Talion, à côté de l’Illusion suprême — ces vers, si douloureusement vastes, du poème Si l’aurore.

Puisqu’il n’est, par delà nos moments révolus,
Que l’immuable oubli de nos mille chimères,
À quoi bon se troubler des choses éphémères ?
À quoi bon le souci d’être ou de n’être plus ?

J’ai goûté peu de joie, et j’ai l’âme assouvie
Des jours nouveaux, non moins que des siècles anciens.
Dam le sable stérile où dorment tous les miens.
Que ne puis-je finir le songe de ma vie !

Que ne puis-je, couché sous le chiendent amer.
Chair inerte, vouée au temps qui la dévore,
M’engloutir dans la nuit qui n’aura point d’aurore,
Au grondement immense et morne de la mer !

Là, le contraste de ces adorables vers, d’un rythme exquis, fragment trop court de la pièce Dans le ciel clair :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tous deux, sous la lumière humide de l’aurore,
S’en vont entrelacés et passent lentement
Par le sentier qui fuit vers le lointain charmant
Le long des frais buissons où rit le vent sonore.

Et une strophe plus loin :

Dans le ciel clair rayé par l’hirondelle alerte
L’aube fleurit toujours comme un divin rosier ;
Mais eux, sous la feuillée étincelante et verte,
N’entendront plus un jour, les doux nids, l’aile ouverte,
Jusqu’au fond de leur cœur chanter à plein gosier
Le matin qui fleurit comme un divin rosier,
Dans le ciel clair rayé par l’hirondelle alerte.