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dant le temps d’arrêt causé par cet accident et dans le découragement qui s’en suivit parmi les ouvriers, les cordes furent sans doute un peu lâchées, car la cloche s’échappa brusquement en déchirant la pierre et, revint battre la muraille avec un grondement funèbre.

Un cri s’échappa de toutes les bouches. Il me sembla que celui de ma bien aimée avait couvert tous les autres : je la vis toute pâlie. Alors mon sang se troubla de nouveau et, à travers le voile qui vint obscurcir mon regard, je crus apercevoir uue ombre rapide traverser l’espace et je ressentis le contre-coup d’un choc pesant sur le sol. Je n’osais plus regarder. Une exclamation de la foule me fit lever la tête machinalement : la cloche n’était plus là ; les extrémités des cordes, comme si un effort violent les eût déchirées, se balançaient librement. Je poussai un cri et j’allais défaillir lorsque je perçus, presque à mon oreille, le murmure d’une voix suave : « Elle est enfin placée, sans accident. »

Un bourdonnement continu emplissait maintenant la place, interrompu ça et là par un gros rire, des exclamations bruyantes, des appels éclatants. Ici l’on discutait encore l’éventualité de l’accident dont on avait un moment entrevu la possibilité. Si les cordes s’étaient rompues pourtant, lorsque la cloche était à peine engagée dans l’ouverture du clocher ! Là deux robustes gars donnaient à l’envi leur appréciation sur le poids de la cloche. Ah ! s’ils s’en étaient mêlés, cependant. Elle aurait été enlevée plus lestement, hein ? Et ils auraient bien pu la tenir une heure, pendant qu’on aurait élargi le passage, tout doucement, sans se presser. Tandis que, maintenant, c’était joli cette grande échancrure qui entaillait la fenêtre !

Cependant on se réunissait ; parents, amis se groupaient. On allait fêter le baptême. La place se vidait rapidement.

Je la suivis au presbytère, où nous attendait une cordiale collation. Elle était en face de moi et promenait autour d’elle ses yeux tranquilles. Je les sentais venir à moi, lentement, fatalement. Ils s’y arrêtèrent un moment à peine ; je crus que cette minute durait un siècle. Je n’avais plus la force de détourner mon regard. Je la vis mouiller distraitement ses lèvres dans son verre. Elle se tenait là immobile, souriante, adorable, et semblait vivre uniquement du son vague et mystérieux de la cloche qu’on entendait au loin, à travers les fenêtres ouvertes.

Le soleil se couchait dans une poussière rouge et opaque. Peu d’instants après Elle se retirait.

Je compris alors seulement toute l’intensité de l’impression ressentie en sa présence. Depuis longtemps elle avait disparu, que je voyais encore son image se profiler sur l’indécise blancheur de la route. Je demeurai longuement ainsi, dans une rêverie à la fois pleine de douceur et de désespérance, les yeux irrésistiblement fixés sur un point solitaire.