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Il me semblait que tout mon bonheur s’était évanoui là-bas, et je sentais une sensation d’amère douleur monter peu à peu jusqu’à moi de cet horizon qui s’éteignait de plus en plus, à mesure que s’affaiblissait, malgré toute la tension de mes facultés, la vision intérieure de l’absente.

Je quittai M… le lendemain, après une nuit hantée de rêves funèbres, dans un redoublement de souffrance et le cœur plein contre moi-même d’une irritation que rendaient plus poignante encore l’impossibilité où je me trouvais de prolonger mon séjour et la crainte d’avoir à jamais perdu Celle à qui j’appartenais désormais.

Une année entière s’écoula, sans que le souvenir de l’adorée m’eût un instant quitté, sans que l’intensité douloureuse des désirs nés dans l’éloignement se fût affaiblie. J’allais enfin pouvoir me rendre de nouveau à M… et l’approche du jour si longtemps attendu semblait apporter un adoucissement à mes tortures, lorsque me parvint une nouvelle qui, m’inpressionna vivement : une tempête effroyable s’était abattue sur le village ; la foudre avait démoli le sommet de la tour et brisé la cloche ! Je ne sais pourquoi, ma souffrance prit dès lors une acuité nouvelle.

J’arrivai à M… vers le déclin du jour. Le soleil resplendissant lançait ses derniers rayons dans un ciel d’une pureté éclatante. C’était un dimanche. Et pourtant le village était morne. Quel contraste avec le tableau de l’année précédente ! La place, les rues étaient solitaires ; partout un silence de mort. Seuls mes pas résonnaient clairement sur le sol durci et l’écho, comme irrité du trouble qu’ils apportaient dans cette solitude, me renvoyait chaque son impatiemment. À peine entrevoyais-je ça et là, dans l’encadrement d’une porte, un visage que n’éveillait plus aucune curiosité. Le clocher de l’église, déchiré, était maintenant béant. Les pierres et les débris s’étaient abattus sur le petit cimetière attenant à l’église, brisant les tombes, dispersant les pieuses offrandes dans un écrasement sacrilège. Et cette circonstance ajoutait une note plus sombre encore au tableau de désolation qui s’étendait sur le pays : la souillure apportée dans l’asile inviolable des morts, l’outrage brutalement infligé à la mémoire sacrée des aïeux.

Ce fut avec une pénible émotion que je frappai à la porte du presbytère. Là aussi, je trouvai des visages attristés. Le vieux curé, tout accablé, me serra silencieusement dans ses bras. Je ne pus retenir plus longtemps une larme qui me brûlait les paupières.

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La soirée s’achevait péniblement. Assis en face l’un de l’autre, nous n’échangions que de courtes paroles. Une question cependant, qu’une crainte, douloureuse m’empêchait de proférer, me montait constamment