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taine était redevenu très calme, comme délivré d’une épouvantable oppression.

Alors le colonel eut un geste de découragement : son éloquence était à bout… Il avait employé tous les ménagements qu’il avait crus possibles… Et l’autre qui ne voulait pas comprendre ! et au contraire, il souriait maintenant, l’animal, comme un père indulgent qui pardonne, après avoir froncé les sourcils.

— Mais, sacredieu ! Grandjean, s’écria-t-il, avec un effort, ayant épuisé toute la série des expressions adoucies, il faut donc vous mettre les points sur les i… je vous dis depuis une heure que vous êtes… ! Grandjean eut un cri sauvage… Le colonel lui prit les deux bras, le contint de force, le força à s’asseoir sur un sac de toile bondé d’effets hors d’usage…

Le vieil officier avait des râles dans la gorge. Il était devenu tout blanc, d’une pâleur qui faisait peur chez un sanguin comme lui… — Allons ! allons ! mon pauvre ami… c’est dur… mais il fallait pourtant bien vous le dire… c’est le potin de la ville… car votre sacrée femme ne se contente pas de recevoir son amant chez vous ; elle se montre avec lui, en voiture, au théâtre — partout, à la musique même !… Vous avez eu le mot tout à l’heure : une femme d’officier ne peut pas… J’ai attendu, j’ai espéré que ça prendrait fin… Grandjean, mon brave Grandjean, du courage !

Le capitaine ne répondait pas. Il ne pouvait pas répondre : il étouffait. Le colonel saisit un quart en fer-blanc qui gisait sur une table, à moitié rempli d’eau… Il le lui fit boire… L’autre, l’œil injecté de sang, se redressa.

— Le nom de l’amant, murmura-t-il, son nom ?

— Un employé de la sous-préfecture… Adolphe Mouron… ou Mouret… Je ne sais plus… Mais remettez-vous, fichtre ! remettez-vous, mon bon Grandjean… Du calme, du sang-froid… Vous ne m’en voulez pas, hein ? Ça m’a été pénible, allez !

— Mon colonel, dit Grandjean qui s’était levé, et qui cherchait à paraître maître de lui-même, je vous remercie !

III
« Au colonel de Forges, du 146e.
« Mon colonel,

«Je vous demande bien pardon si je m’en vais comme ça du régiment… c’est une sale façon… mais vous allez être juge. Quand cette lettre-ci vous arrivera, c’en sera fini du capitaine Grandjean… une bonne balle du revolver d’ordonnance l’aura envoyé là-haut voir ce qui s’y passe.