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« Quand je vous eus quitté, mon colonel, j’étais comme un fou… Je voulais tout tuer, et, — le croiriez-vous ? — elle surtout, elle plus que lui… J’arrive chez moi… Personne. Je me mets à l’attendre, affolé, furieux, enragé… On profitait de mon absence ! Mais voici que tout à coup les sanglots qui m’étouffaient se mettent à crever, et je pleure, je pleure comme une bête ! Je me jette dans mon grand fauteuil, et j’y vais de mes larmes, des larmes de sang, mon colonel ! Alors, toute ma vie repasse devant mes yeux… Je me revois, il y a dix ans, en permission pour huit jours, dans mon pays… J’étais retourné en Lorraine, en civil, à cause des Prussiens… Vous savez, on a comme ça des moments où on a besoin, à toute force, de revoir le petit coin de terre où l’on est né… Bon !… Le jour où j’arrive, je me croise avec un enterrement de pauvre que suivaient quatre ou cinq voisins, et une petite fille… Oh ! si jolie, celle-ci, dans ses douze ans tout voilés de larmes ! J’interroge. — Ah ! monsieur, me dit-on, c’est l’enfant qui est à plaindre ! Elle n’avait que sa mère… la voilà seule ! — Alors ? — Alors, à la grâce de Dieu, elle deviendra ce qu’elle pourra !

« Je ne sais ce qui se passe en moi… Je me mets à trouver que, moi aussi, je suis seul au monde… J’avais des économies… Eh bien ! dis-je, je m’en charge, moi, de l’enfant… Elle ne sera pas Prussienne, au moins !

« Je me nomme : tout s’arrange. J’emmène l’enfant. Je l’installe dans une bonne pension. Oh ! les adorables années que j’ai passées à la voir grandir et s’épanouir dans toute sa beauté, mon colonel !

« Ah ! sauvage ! sauvage que j’ai été ! Vieille brute, qui n’ai pas su réfléchir deux minutes ! Grand lâche, qui ai voulu un paiement de mes peines ! Comme si j’étais fait pour cette fleur d’amour, moi, avec mes rhumatismes et mes campagnes !

« J’allais la voir chaque semaine, chaque quinzaine au moins… Vous savez, mes permissions, c’était pour ça ! Et c’était, avec elle, un bavardage exquis ! « Comme te voilà grandelette… Eh mais, il te faut un bracelet à ce joli petit bras-là… Es-tu bien ? Ne manques-tu de rien ? Ne t’ennuies-tu pas ? » Je n’étais heureux que près d’elle ! Cependant, elle avait dix-neuf ans… on ne pouvait pourtant pas toujours la garder sous cloche… Voici que nous décidons tous les deux son départ. « Et qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? — Je voudrais me marier. — Oh ! la petite ingrate, tu vas me quitter, maintenant que je pourrais t’avoir près de moi… — Vous quitter ! » — Elle se mit à rire, avec un petit rire si drôle, si gai, qui lui creusait une adorable fossette sous le menton. « Eh bien ? — Eh bien, épousez-moi, vous ! Comme ça nous ne nous quitterons pas, et je serai madame tout de même ! »

« Ah ! sauvage, oui, sauvage ! J’aurais dû rire, moi aussi… Et c’est ce que je fis d’abord, mon colonel ! Mais voilà que la satanée idée se