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battu à son aspect, et ma liaison avec elle laissait intacte l’image idéale qui vivait en moi. J’essayai même de lui faire la confidence de ma bizarre passion ; comme je la vis rougir et pleurer, je ne continuai point.

Dès notre première entrevue Luccienne m’avait aimé d’amour ; j’essayai de l’aimer aussi. Mais je ne tardai pas à reconnaître que l’on ne commande pas à son cœur ; qu’il me serait impossible de la payer jamais de retour. J’eus même le pressentiment que cet amour ferait le malheur de notre vie. J’aurais dû fuir alors, rompre brusquement ; notre étroite parenté, et surtout la faiblesse de mon caractère me retinrent fatalement auprès d’elle.

Ma tante mourut : avant de fermer les yeux, elle mit la main de sa fille dans ma main et nous donna à tous deux sa bénédiction ; dès lors, Luccienne se crut définitivement ma fiancée.

V

On a parlé des douleurs de l’homme qui aime et n’est point payé de retour. Moi, j’ai connu un supplice encore plus horrible que celui-là. Je sentais bien que je serais le premier et le dernier amour de cet ange au cœur pur, et j’essayai d’anéantir en elle cette passion, de paraître odieux et méprisable à ses yeux ; je m’instituai son bourreau ; le bourreau lâche et vil, qui torture et qui tord dans l’ombre lentement. Chacune de mes paroles était pour elle un déchirement. Bien des fois j’aurais voulu me précipiter à ses pieds, lui demander pardon à genoux ; et je ne le faisais point ; je retournais même l’arme dans la blessure, espérant toujours tuer son amour. Inutiles cruautés, plus j’étais dur, plus elle était aimante ; c’était sa vie que je prenais petit à petit ; son amour ne faisait que grandir.

VI

Luccienne retrouva à Paris une de ses anciennes amies de pension, fille d’un général pauvre, qui, restée orpheline de bonne heure, avait été recueillie par son tuteur. Elle se nommait Hermance. Ma cousine nous en parla avec beaucoup d’enthousiasme et demanda à ma mère la permission de la lui amener, ce qui fut accepté.

Un soir, en rentrant au château d’où j’avais été absent une partie de la journée, je trouvai sur le perron ma mère et les deux jeunes filles qui m’attendaient. Luccienne me présenta à son amie.

Je vis une grande et belle jeune fille, aux cheveux noirs ondulés. Ses grands yeux bruns, pleins de vie et de flamme, me regardèrent fixement, et sous ce regard je me sentis tressaillir jusque dans la moelle de mes os. Je voulus la regarder encore ; mais mes yeux,