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éblouis comme à l’aspect d’une apparition surnaturelle, ne purent analyser ses traits. Mes genoux vacillaient, je m’assis, muet, dans un coin. Hermance parla, et toutes les fibres de mon être vibrèrent à sa voix.

Lorsque je me retrouvai seul je revis et j’entendis de nouveau l’être mystérieux qui depuis de longues années vivait en moi ; sa forme ne fut plus vague et confuse comme autrefois : je reconnus Hermance ! Il avait ses traits, son regard, sa voix.

VII

Hermance revint de temps à autre au château avec Luccienne. Je passais mes journées à penser à elle et à l’attendre dans une fiévreuse anxiété. Lorsqu’elle apparaissait j’avais peine à garder un peu d’assurance et à comprimer les battements de mon cœur ; rien au monde n’existait plus pour moi ; je ne voyais et n’entendais qu’elle ; et plus je la voyais, plus elle devenait maîtresse de toutes mes pensées.

Oh ! comme cette passion était différente de la chaste et pure amitié qui m’unissait à Luccienne ! C’était une fièvre, des désirs insensés, une immense jalousie. Je la plaçais à mille mètres au-dessus de l’humanité ; j’aurais voulu l’adorer, ramper à ses pieds comme un vil esclave ; j’aurais voulu l’étreindre dans mes bras, la dévorer de brutales caresses et de baisers. L’idée qu’elle pourrait appartenir un jour à un autre homme que moi me rendait fou de fureur ; il m’est arrivé même de souhaiter sa mort.

Un soir d’automne, par une occasion fortuite, je me trouvai seul près d’Hermance dans un coin retiré du parc : je tombai à ses genoux, je saisis ses mains, et je lui déclarai mon amour. Elle m’écoutait sans m’interrompre et me regardait : deux larmes brillèrent dans ses yeux et roulèrent de ses joues sur mon front. Soudain elle se pencha vers moi sans me répondre, pour m’aider à me relever ; je reçus de sa bouche un baiser ; il me sembla que ce baiser venait de m’ouvrir le ciel, qu’il venait aussi de réunir par un lien indissoluble nos deux destinées ; que nous étions désormais l’un à l’autre pour la vie et pour l’éternité.

VIII

Ma pauvre mère tomba malade subitement ; nous vîmes sa dernière heure approcher. Une nuit, — Luccienne et moi nous veillions à son chevet, — elle nous dit : « Mes enfants, je ne serai plus là le jour de « votre union, mais je la bénis d’avance ; je désire que vous soyez « époux bientôt. » Luccienne fit signe qu’elle acceptait. Moi je ne répondis point. Et ma mère passa, avec ces dernières paroles, de la vie dans la mort.