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geâmes de retraite, nous changeâmes de noms, et les lettres de ma cousine nous trouvèrent toujours.

XI

Un jour, à la suite d’une petite querelle au sujet de ces lettres, Hermance, qui était très fière et aussi un peu jalouse comme toutes les femmes, était sortie boudeuse au jardin ; je me trouvais seul dans le salon. J’entends frapper ; j’ouvre : Luccienne était là ! Oui, Luccienne. Mais pas la jeune fille que je connaissais, blanche, rose et mignonne : Luccienne devenue un spectre chétif à la face hâve et décharnée… Elle fit quelques pas dans le salon et tomba inerte. Je l’enlevai dans mes bras et la couchai sur un lit. Elle était froide : je la crus morte, et je m’agenouillai près d’elle.

La porte s’ouvrit : je vis Hermance sur le seuil parée de ses plus beaux habits. Elle me parut, dans sa beauté resplendissante, être le symbole incarné de la vie luxuriante et féconde, de l’éternelle félicité ; comme l’autre était l’image du désespoir et de la mort… Je ne lui donnai aucune explication : je pris dans ma main la main glacée de Luccienne, je la baisai et j’éclatai en sanglots. Adieu ! me dit Hermance… Elle sortit et referma la porte. J’entendis son pas redescendant lentement l’escalier… Le bruit se perdit petit à petit.…Je l’avais vue dans ce monde pour la dernière fois.

XII

Luccienne n’était point morte. Après un long évanouissement elle rouvrit les yeux et regarda autour d’elle, étonnée. Elle sourit d’un air triste en me reconnaissant, prit mon cou dans ses bras et m’attira vers elle pour m’embrasser. Elle me demanda pardon d’être venue, puis fondit en larmes et perdit de nouveau connaissance. Une violente fièvre cérébrale la saisit. Pendant son délire elle parlait tout haut : elle désirait, disait-eile, aller rejoindre sa mère dans le ciel ; mais elle voulait mourir chez moi, et près de moi, et sa plus grande crainte était que l’on ne vînt nous séparer.

Je priais Dieu de toute mon âme de la guérir ; dans ses instants de lucidité, je lui souriais, je pressais affectueusement sa tête contre mon cœur, et mes caresses la rappelaient à la vie ; elle m’appelait son frère, son époux. Enfin, me pouvant plus supporter le spectacle de tant de souffrances dont j’étais cause, je voulus faire cesser la lente agonie de cette pauvre enfant ; je dis à Luccienne que moi aussi je l’aimais : je fis venir un prêtre et je l’épousai.

Oui, je l’épousai, je jurai de l’aimer et de lui rester fidèle toute ma vie, lorsque je sentais bien que jusqu’à la dernière seconde de mon