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IX

Lorsque furent écoulés les premiers jours de deuil et de désespoir, je sentis renaître ma passion plus forte et plus vivace que jamais. J’avais soif de revoir mon idole, je me rendis chez son tuteur sans y être invité. Luccienne le sut et devina que j’aimais Hermance. Dès lors, la tendre affection qu’elle avait pour sa compagne d’enfance se changea en une profonde aversion.

Ma cousine, pour attendre le jour de notre mariage, se retira, après la mort de ma mère, dans la famille d’un de nos parents communs. Je trouvai toute espèce de prétextes pour retarder notre union ; mais le dernier désir de nos deux mères mortes, l’engagement tacite que j’avais pris en gardant le silence quand elles avaient exprimé ce désir, l’amour de Luccienne et son inaltérable douceur à mon égard, faisaient pour moi de cette union un devoir sacré, une implacable obligation auxquels il ne m’était point possible de me soustraire sans devenir criminel. J’envisageais avec épouvante l’approche de l’heure fatale où je ne pourrais plus reculer.

Luccienne, attribuant la cause de mes ajournements successifs aux insinuations d’Hermance, me dit un jour beaucoup de mal de son ancienne amie. Ses paroles ne firent qu’exalter ma passion : je courus chez ma bien-aimée, je la trouvai seule, je lui proposai de fuir avec moi. Elle accepta, — et nous partîmes tous deux.

X

Nous allâmes nous cacher au fond d’une campagne, bien loin de Paris, dans une coquette petite villa, bâtie au pied d’un coteau et entourée d’eau, de verdure et de fleurs. C’était au printemps… M’a-t-elle réellement aimé ?… Je l’ai cru, et moi, je l’aimais tant !! Pendant quelques semaines, j’ai connu sur terre les délices du paradis !… Je l’ai pressée toute frémissante dans mes bras, celle que j’avais tant désirée, et que j’ai tant regrettée depuis ! j’ai reçu ses baisers de feu…

J’ai connu aussi les tortures de l’enfer ! ! Luccienne découvrit notre retraite : des lettres d’elle m’arrivèrent chaque jour. Et lorsque ces malheureuses lignes, maculées de larmes, paraissaient à mes yeux à la suite de longues heures d’ivresse passées près d’Hermance, elles me faisaient l’effet d’un charbon ardent brûlant ma poitrine, ou d’une douche d’eau glacée tombant sur mon front. Luccienne m’appelait son frère, son protecteur, son fiancé. Elle me suppliait avec instance de revenir vers elle et de ne plus retarder notre union… Nous chan-