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se résorbe en une pluie de clartés molles, noyées, vaporeuses, dans lesquelles des reliefs, comme de l’or sur du satin blanc, piquent des vols de lumières vives.

Au bout de toute chose, en ce milieu de féeries, il y a de l’indéfini, du vague et de la conjecture. Par moments les maisons n’apparaissent plus, au-dessus de la buée qui monte des eaux, que comme un brouillard solidifié, une architecture de mirage sans lignes précises, un décor d’opéra échafaudé avec du nuage. Et, comme le cadre, le peuple qui s’y meut avec des allures lentes et songeuses, une mélancolie de royauté traînant son deuil, est à l’avenant.

Le mal des âmes modernes n’a point mordu ces placides Flamands dont les grasses chairs de visage, les carrures éboulées, les grands yeux dormants et bleus continuent à refléter la candeur des portraits du grave Pourbus. Un pan de linceul traînant à travers les choses, semble flotter sur ces doux endormis en qui le songe perpétué du passé semble avoir étouffé toute aspiration nouvelle et qui, comme des visionnaires et des somnambules, sont eux-mêmes pareils à des songes vivants, demi-enfoncés aux limbes de la vie ancienne.

Mais, bien plus que les hommes, les filles brugelines, ces descendantes des superbes bourgeoises dont le faste insolent et la royale beauté rongèrent de dépit la hautaine Jeanne de Navarre, ont gardé la pâleur éplorée et l’irrésignée tristesse des fins de règne sombrées dans l’abandon. Quand, silencieuses et douces, on les voit passer comme des fantômes, leurs bandeaux cachés par le capuce de drap sombre, dans le battement d’ailes de leurs longs manteaux flottants, il semble qu’elles cachent aux plis de l’étoffe des trésors de virginité et d’amour.

À elles aussi la voix mystérieuse qui susurre dans les ruines leur chuchote à l’oreille la musique des fêtes évanouies et des baisers anciens. Elles songent aux vieilles tendresses, à la douceur des beaux corps roulés éperdus sur les velours et les draps d’or, à la virilité galante des fils de prince qui s’en venaient, en surcots historiés d’oiseaux chimériques, le pied chaussé de souliers à forme de licornes, tels en un mot qu’elles les peuvent voir chaque jour aux rutilants chefs-d’œuvre des vieux maîtres, chercher parmi le troupeau de leurs folles aïeules des maîtresses amoureuses et tranquilles. Et l’amour, avec ses espérances et aussi ses désespérances, les fait dépérir, apâlit chaque jour un peu plus leurs chairs de cire, alanguies par d’inassouvis désirs.

Nulles, pins que ces mélancoliques amantes fiancées au rêve et à l’aventure, ne sont dociles et désirables : chaque soir, le vol de leurs capes noires bruit par les rues, comme un tournoiement de mouettes sur les plages, avec des appels, de suppliantes voix sans pailles. Et si,