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d’avoir approché, dans la plus humble des intimités, Théophile Gautier et George Sand. Tous deux m’ont donné l’impérissable amour de mon métier d’homme de lettres, en me montrant que le vrai génie était toujours doublé de bonté et que le talent était comme la splendeur extérieure des honnêtetés de l’âme. Ces grands artistes étaient bien les êtres les meilleurs que j’aie connus ; lui avec cette impassibilité majestueuse qui cachait la plus exquise des sensibilités ; elle avec cette tendresse puissante qui enveloppait tous les souffrants, devinait toutes les misères, partageait toutes les douleurs. Que de fois mes promenades matinales m’ont ramené jusqu’au seuil de cette maison de Neuilly dont il avait fait la maison du sage et que son buste muet domine encore ! J’ai près de moi, sous un cadre, une branche du saule du jardin de Nohant, dont les pleurs verdoyants tombent en cascade, par-dessus le mur, jusque sur le tertre où elle repose.

Je me reprocherais d’avoir parlé de la prose contemporaine sans nommer Barbey d’Aurevilly, qui demeure un de ses maîtres les plus inimitables, et Judith Gautier, qui est l’héritière absolue du talent paternel.

Si j’ai reproché au roman naturaliste, dont je suis loin de contester le mouvement puissant, de se trop dégager de la pensée qui est, au fond, l’élément vivant des œuvres — car je maintiens que ce qu’a pensé un grand esprit est plus intéressant que ce qu’a pu faire un million d’imbéciles pendant ce temps-là, — que dirai-je de la production picturale contemporaine ? À chaque exposition je m’écœure davantage devant cette débauche de métier que ne traverse aucun élément spirituel. Tout ce talent est à l’état de sécrétion, et je me demande ce que nous pouvons attendre d’une école aussi peu préoccupée d’un idéal quelconque. Ut pictura poesis. L’adage antique se peut et se doit entendre d’une façon réciproque. On a dit que l’art, c’était la Nature vue à travers une âme humaine, et je crois cette définition excellente. Où je ne vois pas trace d’âme je ne vois pas trace d’art. Ce n’est pas, au moins, que les encouragements officiels aient manqué à la peinture contemporaine, tandis que les lettres, bien autrement glorieuses, n’ont reçu du régime actuel que des témoignages d’indifférence. Ceci prouve tout simplement que les choses de l’art et de la pensée planent plus haut qu’où peuvent atteindre les caresses et les mépris des gouvernements. C’est leur gloire de n’avoir rien à attendre de ce qui ne saurait prétendre à leur durée.

En disant avec cette sincérité ce que je pense de ce que je vois autour de moi, j’espère avoir affirmé le programme de la Libre Revue. Un éclectisme absolu, l’absence de parti pris, une grande loyauté dans les jugements, le respect de tous les talents, telles me semblent aujourd hui les conditions du succès. Nous ne sommes plus au temps des