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l’ouvris machinalement, et soudain je me sentis tressaillir : dans les lettres tourmentées et informes je reconnaissais la main de celle que j’avais tant aimée. « Viens, disait ce billet, si tu veux me voir encore une fois. » Il était daté d’un hôpital de Paris. L’adresse étant presque indéchiffrable, il avait mis douze jours à me parvenir.

Je me rendis en toute hâte à l’hôpital désigné, elle n’y était plus. Depuis trois jours, ce qui restait d’elle avait été porté au cimetière d’Ivry. J’appris, dans la salle où elle avait passé ses derniers instants, que de chute en chute elle était arrivée au plus bas degré de la prostitution. Elle était morte en blasphémant Dieu, et maudissant le misérable qui, l’ayant prise pure dans sa famille, pour la jeter sur le chemin de la perdition, ne daignait même pas venir lui tendre la main à l’heure de la mort !

Je courus à Ivry, je voulais faire déterrer ma morte pour la voir encore une fois et lui donner une autre sépulture ; mais cette triste consolation me fut refusée. Hermance était à la fosse commune. Il eût fallu remuer peut-être cinquante bières, pour trouver la sienne, et la découverte de cette bière ne nous eût pas avancés beaucoup, car elle devait assurément contenir des lambeaux de différents cadavres, les restes de la malheureuse ayant séjourné longuement, avec bien d’autres restes, à l’amphithéâtre de dissection.

J’errai pendant de longues heures affolé de douleur. Enfin, je rentrai à l’hôtel. Ma femme m’adressa des reproches amers sur mon absence ; je ne lui répondis point. Elle tomba sans connaissance ; je n’y fis point attention. Lorsque les soins des gens de la maison l’eurent rappelée à la vie, elle versa d’abondantes larmes, me parla de son immense amour, me supplia de ne point la tromper. Je restai muet et impassible ; j’aurais voulu voir le monde s’anéantir.

XVIII

Je vécus dès lors enfermé dans le coin le plus retiré de mes appartements, en proie à une farouche misanthropie ; la lumière elle-même me faisait horreur, j’aurais voulu m’enfermer dans un tombeau. Le fantôme d’Hermance ne me quittait plus ; je la voyais belle ; plus belle encore peut-être qu’autrefois ; mais d’une beauté qui avait quelque chose de sinistre et d’effrayant. Je la voyais se transformer, sous mes baisers, en une immonde mégère qui blasphémait dans un râle d’agonie. Je voyais la lame acérée du scalpel couper sa chair et ses membres, fouiller ses entrailles, déchirer son cœur. Et les tronçons hideux du cadavre vivaient toujours. On les portait au cimetière, mêlés à d’autres pourritures ; on les enterrait tout au fond de la profonde fosse et ils ne pouvaient point mourir. Chacun d’eux se mouvait encore sous la