Page:La libre revue littéraire et artistique, 1883.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

premier ouvrier venu, elle avait reconnu encore que je devais être un rêveur et peut-être même un savant ! aussi avait-elle été toute fière le jour où j’avais bien voulu lui parler. Je souriais des réflexions naïves de l’enfant. Elle me raconta toute sa vie : étant restée orpheline dès le berceau, elle avait été recueillie par cette bonne grand’mère qu’elle soutenait maintenant.

XVI

J’avais passé une bonne soirée chez mes deux protégées. Peu à peu je pris l’habitude d’y venir passer une heure chaque jour, et ces heures ont été les meilleures de ma vie. Je trouvais la paix et la tranquillité dans cet intérieur si humble, en compagnie de ces deux femmes, heureuses dans leur pauvreté, parce qu’elles ne connaissaient pas l’ambition. Combien de fois je regrettai de ne pas être un simple ouvrier, le père, le frère ou le mari de cette bonne petite Louise, dont le babil me plaisait tant, et dont le doux et frais sourire chassait loin de moi toute sombre pensée.

Une douce intimité, une confiance entière ne tardèrent pas à s’établir entre nous. Louise me faisait le confident de toutes ses pensées ; peu à peu, moi aussi, je lui parlai de ma vie. Sans lui dire que j’étais marié, je lui révélai ce secret que depuis bien des années je gardais enfermé au plus profond de mon cœur ; je lui parlai de cette Hermance que j’avais tant aimée et que je ne devais plus revoir. Ma confidence l’attrista et je me promis de ne plus y revenir, mais ce fut elle qui la première m’en reparla le lendemain, et nous nous entretînmes chaque jour de l’absente comme si nous l’eussions connue et aimée tous deux. Elle me demandait des détails sur sa tenue et sur sa toilette ; je voyais qu’elle cherchait à l’imiter pour me l’a rappeler et me faire plaisir. Bonne naïve enfant ! elle n’avait rien de celle que j’avais perdue ! Hermance était Hermance et Louise était Louise ; je les aimais toutes deux, mais d’un amour différent.

Oui, j’aimais Louise : elle tenait la seconde place dans mon cœur. Je pensais parfois avec tristesse que d’un jour à l’autre quelqu’un viendrait la demander en mariage et me l’enlèverait. Je me jurais cependant de ne rien faire pour empêcher ce mariage, quoiqu’il dût me replonger dans la tristesse profonde d’autrefois. Ce que je désirais avant tout, c’était son bonheur à elle ; je l’aurais couverte d’or si je n’avais craint que la connaissance de ma situation ne vînt briser la félicité tranquille dont nous jouissions.

XVII

Un jour, comme je me disposais à me rendre chez Louise, mon valet de chambre me remit un billet tout froissé apporté par la poste. Je