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XX

La lecture achevée, je sortis de la chambre. Ma femme était sur le palier !… Un sentiment de jalousie l’avait poussée à m’épier et à me suivre ; son visage était bouleversé. « Malheureux ! s’écria-t-elle, vous me trompez. »

Je ne saurais décrire au juste ce qui se passa en moi : toutes les douleurs de ma vie se retracèrent en une seconde à ma pensée, et cette femme m’apparut comme le spectre de mon mauvais génie, la cause unique de toutes mes douleurs. Je la repoussai de toute ma force, brutalement… Elle alla heurter contre la rampe vermoulue qui se brisa ; et la malheureuse tomba de la hauteur du cinquième étage sur les dalles du rez-de-chaussée.

Au bruit de sa chute accoururent tous les habitants de la maison ; moi-même je me précipitai pour la relever ; nous ne trouvâmes qu’une informe masse de chair saignante et broyée. Je m’accusai de l’avoir tuée ; mais personne ne m’avait vu et l’on ne me crut pas.

Luccienne fut transportée à l’hôtel ; il lui restait encore un faible souffle de vie ; les médecins s’empressaient autour d’elle, quoique sans espoir. Un magistrat était venu ; je répétai devant tout le monde que j’étais l’assassin…

Alors le cadavre pantelant eut un frisson : le bras qui n’était point brisé fit un geste, la face où il ne restait plus qu’un œil s’anima, les lèvres s’entr’ouvrirent ; et, de la bouche aux dents brisées, à la langue coupée, sortit une voix qui semblait venir de la tombe et avait cependant une céleste douceur. Elle murmura d’abord des paroles inarticulées ; puis, nous entendîmes distinctement : « J’étais appuyée sur la rampe… elle s’est brisée, mon mari n’a pas eu le temps de me retenir… il s’accuse de m’avoir poussée, il se trompe… la douleur le rend fou. » L’œil me regardait avec une expression de commisération infinie ; j’entendis encore ces mots qui n’étaient plus qu’un souffle : « Mon ami, je t’ai bien fait souffrir, je le sais ; pardonne-moi : je t’ai tant aimé. »

La voix se tut, la pauvre bouche sanguinolente se referma ; le pauvre corps meurtri eut un dernier frémissement ; l’œil s’éteignit… L’âme était allée rejoindre l’âme de Louise, l’âme d’Hermance.

Affranchies des passions mesquines de la terre, ces trois âmes sœurs doivent s’aimer dans l’éternelle vie…

Martial MOULIN.