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fin de roman

autres, son argent à lui, lui était venu facilement, sans effort, mais il n’avait pas su s’en servir. Il n’avait su profiter de rien, absolument de rien. Pendant plus de trente ans, ses journées s’étaient écoulées à travailler dans un bureau d’affaires, à signer et à recevoir des chèques, à remettre et à encaisser des obligations ; ses loisirs, l’été, avaient été occupés à tondre le gazon de sa pelouse et à réparer une vieille maison dont il n’avait aucun besoin, l’hiver, à fumer silencieusement sa pipe dans sa vaste maison où ne retentissait jamais un éclat de rire, et ses soirées et ses nuits s’étaient passées aux côtés d’une femme malade, tuberculeuse…

Comme il se contemplait ahuri et stupide devant la glace, deux jeunes et jolies filles entrèrent dans la place. Elles étaient gracieuses, enjouées, apparemment insouciantes et rayonnantes de santé. En bavardant, elles prirent place chacune sur un haut tabouret devant le comptoir des rafraîchissements et commandèrent une tasse de café et un gâteau. M. Frigon les regarda et vit leur grâce et le charme de leur jeunesse. Il lui sembla que c’était la première fois qu’il arrêtait les yeux sur des créatures agréables et plaisantes à voir. De nouveau, il aperçut le portrait de ce petit vieux aux cheveux blancs, coiffé d’un chapeau rond et portant un vêtement de deuil. Alors, devant l’irrémédiable désastre de toute sa vie gâchée, il fut pris d’une indicible rage contre lui-même qui, par sa bêtise, sa stupidité n’avait su profiter de rien. Saisissant son chapeau melon, il le défonça d’un furieux coup de poing et le lança dans la rue par la porte ouverte pendant que les commis et les clients le regardaient se demandant s’il avait subitement été pris d’un accès de démence. Puis, il sortit en s’invectivant et en s’injuriant lui-même. Tout à sa colère,