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fin de roman

homme à cheveux blancs coiffé d’un chapeau melon et vêtu d’un lugubre et ridicule complet noir. Surpris, il se tourna légèrement pour mieux voir le singulier personnage. Il s’arrêta stupéfait, car c’était sa propre image qu’il voyait dans la grande glace du magasin. Tout troublé, il avait peine à se reconnaître car jamais il ne s’était vu ainsi ; jamais il ne s’était vu si vieux, si chétif, si pitoyable. Alors, dans une brève et soudaine éclaircie de son jugement, il eut la terrifiante révélation de la misère, du vide, du néant de sa vie. Ce fut comme si un voile qui obscurcissait son cerveau s’était brusquement déchiré et que, pour la première fois, il voyait les choses telles qu’elles sont. Devant cette lamentable vision de lui-même, il réalisa que toute son existence s’était écoulée sans une joie, sans un contentement, sans un plaisir et il eut la certitude qu’il en serait toujours ainsi jusqu’au jour où il irait rejoindre sa triste compagne dans la terre, aux côtés de son père et de sa mère. Et il comprit que lorsqu’il serait couché dans son cercueil, il ne serait pas plus mort qu’il ne l’avait été dans la vie puisqu’il ignorait même ces grossières satisfactions que connaissent les plus ignorants et les plus pauvres des êtres humains. Il avait vécu comme s’il avait été un automate. Ses sens, ces dons admirables que la nature nous a faits, il les avait ignorés, les sens qui nous ouvrent des paradis plus merveilleux que ceux que nous promettent toutes les religions. Il avait passé dans la vie en automate. Pendant toutes les années enfuies, il avait amassé et entassé de l’argent. Il avait plus de cent mille piastres dans son coffret de sûreté, mais cet argent lui était parfaitement inutile, aussi inutile qu’un tas de feuilles mortes. Alors que la plupart des hommes se démènent, se battent farouchement pour en acquérir, pour se l’arracher les uns aux