Page:Laberge - Fin de roman, 1951.djvu/106

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
98
fin de roman

L’été, en compagnie de quelques gamines, Luce allait manger des cerises sauvages, le long des routes, des clôtures ou dans les champs et elle revenait la langue noire, pâteuse.

À l’âge de treize mois, son petit frère Oscar savait dire quatre mots : papa, maman, Jésus, caca.

Alors qu’elle avait trois ou quatre ans, un garçonnet de cinq ans lui avait dit : Montre-moé ton pipi et je te donnerai cinq cents. C’était le premier argent qu’elle avait gagné.

Lorsqu’il y avait un peu d’argent dans la maison, sa mère l’envoyait chercher une demi-livre de « béloné » pour le souper. « Dis au boucher de le trancher mince », recommandait-elle comme la petite passait la porte, mais Luce négligeait ou oubliait de donner au commis l’ordre de sa mère. Alors, lorsque celle-ci au retour de la fillette développait le petit paquet et voyait les tranches de saucisson plutôt épaisses : « Mais je t’avais ordonné de dire au boucher de les trancher minces », disait-elle d’un ton de reproche.

— Il y avait beaucoup de monde au magasin et il a dit qu’il n’avait pas le temps, répondait Luce.

— Ben, dans ce cas, toé pis Rosalba vous n’aurez que la moitié d’une tranche.

— Bon, mais j’ai faim, moi aussi, protestait Luce.

— Écoute, si tu gueules trop fort, tu n’auras rien du tout. Tu licheras le papier si tu veux.

Parfois, le saucisson était tranché si mince que les enfants avaient l’impression de mordre dans une feuille de papier. Puis l’on arrosait ce repas avec une bouteille de kik.

Ses petits frères étaient des voyous qui se tenaient aux abords de la gare, mendiant des sous aux passants et, par pure méchanceté et malice, lançaient des pierres aux voi-