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fin de roman

Elle dormit mal cette nuit-là. Et la vision de la pauvresse avec l’enfant infirme devait par la suite hanter pendant longtemps son imagination.

Un soir, il pleuvait et il faisait froid. Alors, M. Lantier alluma un feu dans le foyer. L’on resta silencieux pendant quelque temps, chacun regardant les flammes claires qui montaient dans la cheminée, puis le vieux, avec des paroles lentes, chargées de tristesse, évoqua les visages d’amis qui s’étaient assis à cette même place devant les bûches flamboyantes, figures qui avaient été emportées dans les remous de la vie. Irene Dolbrook se rendait compte qu’elle aussi serait l’une de ces visions qui apparaissent dans les souvenirs, mais sa mémoire durera peu car ce vieux et cette vieille disparaîtront bientôt et son image s’effacera avec eux.

Un après-midi qu’elle était assise devant la rivière, Irene Dolbrook secoua brusquement sa léthargie. Pendant des jours elle avait pour ainsi dire vécu dans un rêve. Maintenant, elle était éveillée. Il lui fallait retourner à la vie, recommencer la dure lutte pour l’existence.

Avec une singulière acuité, elle regardait les figures changées et vieillies de ses hôtes qui, bientôt, disparaîtraient, s’effaceraient de la scène terrestre, elle enveloppait d’un regard le modeste toit où elle avait vécu des heures dont le souvenir serait un baume pour les jours à venir et que des étrangers occuperaient à leur tour, elle contemplait la rivière devant laquelle passeraient des voyageurs indifférentes préoccupés de leurs affaires, de leurs ennuis, de leurs maigres plaisirs. Déjà, tout cela lui semblait choses du passé.

— Je partirai demain matin, annonça-t-elle.