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fin de roman

qu’il travaillait depuis dix ans pour les mêmes patrons, MM. Lemasson Frères. Toujours, il en parlait dans les termes les plus élogieux. Certes, il espérait bien ne jamais les quitter, les servir jusqu’au bout. Au delà de cela, il n’entrevoyait rien, ne pensait à rien, ne souhaitait rien. Il était satisfait de vieillir en accomplissant tous les jours la même besogne, sans cesse. Chaque samedi, il remettait son salaire à sa femme qui administrait le ménage, veillait à l’entretien de la maison et des trois enfants.

Le matin, je traversais à Montréal en même temps que lui. Vêtu de vieux habits usés, tachés de graisse, son dîner enveloppé dans une gazette sous le bras, je le voyais s’éloigner à la course en débarquant du bateau. Parfois, la barrière défendant le passage de la voie ferrée était fermée, et alors lui et toute la troupe des « dos ronds » baissaient davantage pour franchir l’obstacle, dans leur hâte de reprendre le collier, leur tête tant de fois courbée. C’était là l’existence de Dumur depuis dix ans, et il ne semblait pas y avoir de raison pour qu’elle changeât jamais, pour que cette situation ne s’éternisât pas, quand un jour, une catastrophe se produisit, bouleversant cette existence si calme. Sous un prétexte futile, le contremaître qui désirait accorder un emploi à un ami, donna brusquement congé à Dumur. Ce fut un coup terrible pour lui. Sans initiative, sans ressort, il se trouva désemparé, paralysé, assommé. Il vieillit plus dans la semaine qui suivit son renvoi que dans les dix ans passés au service de MM. Lemasson Frères.

Par une curieuse coïncidence, à dix jours de là, un incendie se déclara la nuit dans le clos où Dumur avait si longtemps travaillé. Ce fut un gros feu, comme dirent les pompiers. Les immenses piles de planches, de madriers, de bois de construction, tout fut détruit, consumé. « Heureu-