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IMAGES DE LA VIE

Les jours passaient et le vieux pin restait froid, distant. Sur le sable, près du lac, poussaient drus et vigoureux, de jeunes pins beaucoup moins rébarbatifs que l’ancêtre. Ceux-là n’avaient pas connu sa triste expérience et ils agitaient amicalement leurs branches pour me souhaiter le bonjour. Certes, je goûtais leur cordial accueil mais je les sentais trop légers, trop frivoles. Malgré toutes leurs aménités, je ne pouvais rien éprouver pour eux. Faire la conquête du vieux pin était une tâche autrement difficile, mais je m’efforçais d’y parvenir.

Mes dix jours de repos à Norway Point étaient expirés. Il fallait retourner à ma besogne quotidienne. Un matin, ma valise à la main, je quittai l’hôtel pour me rendre au quai du bateau. À mon passage, les petits pins agitaient gentiment leurs branches comme pour me dire : Au revoir, bon voyage, revenez !

— Adieu, vieux pin ! dis-je d’un ton ému lorsque je passai devant l’arbre mutilé et couvert de blessures.

Mais le vieux pin martyrisé par les hommes ne répondit pas, ne fit pas un geste. En m’éloignant, je me disais qu’il était trop fier, trop orgueilleux pour laisser paraître quelque sympathie pour quelqu’un de la race de ses bourreaux, mais tout de même, lorsque le vapeur quitta le rivage et que le vieux pin disparaissait dans l’éloignement, j’avais l’obscur sentiment, à chaque tour d’hélice, qu’il se disait que c’était un ami qui s’en allait…

Bien des années ont passé. Je suis âgé. L’aspect, le paysage de Norway Point, l’image de cet endroit où j’ai passé dix jours au temps de ma jeunesse se sont effacés de ma mémoire. Seul persiste, vivace, le souvenir du vieux pin.