Page:Laberge - Images de la vie, 1952.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
82
IMAGES DE LA VIE

de sa maison, mais au moment de jeter son fusil déchargé sur l’épaule, il eut une hésitation puis mettant à exécution une idée qui lui était venue, il glissa une nouvelle cartouche dans le canon de son arme. Qui sait, en s’en retournant, il aurait peut-être l’occasion de rencontrer quelque autre gibier et il fallait être prêt à en profiter.

Tout en marchant, le vieux songeait que la terre qu’il avait cultivée pendant tant d’années ne lui appartenait plus. Il l’avait donnée à son fils et elle resterait ainsi dans la famille. Tout de même, il éprouvait une étrange impression à l’idée de ne plus posséder aucun bien. Puis, son imagination vagabondant, il pensait au mariage qui aurait lieu dans trois jours, au repas de noces au cours duquel il aurait sûrement l’occasion de parler de sa chasse et de ses beaux coups de fusil. Dame, on a beau être modeste, ça fait tout de même plaisir de raconter qu’on a abattu une outarde et deux canards. On lui ferait des compliments. Bien certain aussi que sa femme, lorsqu’il arriverait tout à l’heure, lui dirait un mot aimable en le voyant apparaître avec son gibier. La faim aussi se faisait sentir. Il n’avait mangé que ses deux beurrées depuis son départ et, comme il avait marché tout le jour, il avait un solide appétit. En imagination, il humait la délicieuse odeur de l’omelette au lard qu’il mangerait à son souper. Ce sont là des pensées agréables. La tête haute, le fusil sur l’épaule, le gibier pendant à sa ceinture, il ouvrit glorieux la porte de son logis. Juste à ce moment, un brusque coup de vent fit violemment tourner un pan de la contre-porte que l’on avait négligé d’assujettir avec la targette. Le panneau frappa fortement la crosse du fusil sur l’épaule de l’homme qui entrait. Sous la violence du choc, le coup partit. La balle atteignit en pleine poitrine le fils Philémon qui venait de se laver les mains avant de se mettre à table et qui se trouvait debout juste devant la porte. Il allait s’affaisser, mais sa mère qui se tenait tout près, le saisit. Appuyé sur elle, il fit le tour de la cuisine en laissant derrière lui une large traînée de sang, puis il croula au plancher, mort.

Et le père au désespoir sortit de la maison et lança l’arme fatale dans la rivière, de l’autre côté de la route.