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LA SCOUINE

vendre une charge de pois. Charlot l’arrêta, lui apprit la maladie du père et lui dit que s’il voulait le voir vivant, il devrait se hâter de se rendre auprès de lui. Firmin hocha la tête et, après un moment de silence :

— On a vécu sans se voir, on peut ben mourir sans se voir, mourir sans se voir, déclara-t-il.

Et ayant exprimé ce sentiment, il continua sa route.

Raclor qui vendait ses pois une piastre et quatre sous le minot se hâtait lui aussi d’aller les livrer. Il faisait régulièrement trois voyages par jour. Parfois le soir, il allait voir son père un instant. Un jeudi, il le trouva très mal.

— Si l’vieux pouvait mourir vendredi, dit-il à sa femme, une fois revenu chez lui, on l’enterrerait dimanche, et y aurait pas de temps perdu.

Après une longue agonie, Deschamps expira un lundi au moment où le soleil se couchait. Au dehors, ses rayons rouges mettaient des reflets d’incendie à la fenêtre et ensanglantaient le vieux lit sur lequel le grand corps reposait inerte.

Au soir, la porte des Deschamps fut scellée du sceau de la mort. Un long crêpe noir barra le seuil. Ses plis mystérieux, immobiles par moments, et tantôt légèrement remués par le vent, semblaient contenir des destinés obscures, offrir un sens comme les caractères d’une langue inconnue tracés par une main invisible. Cette loque sinistre flottant dans la nuit, prenait un aspect redoutable et terrifiant, semblait lancer des appels silencieux, recevoir des messages muets. Dans les ténèbres, la mince étoffe paraissait s’animer, devenir une chose vivante, fantastique, véritable vision de rêve. Les vieux qui pas-