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LA SCOUINE

sort de favoriser l’audacieux. Autour de lui, les yeux luisaient d’envie. Il était devenu le point de mire de tous les regards. Le démon du jeu harcelait les spectateurs. Plusieurs tâtaient les pièces de trente sous au fond de leur gousset avec un désir fou de les placer sur le tableau. Le joueur heureux mit une poignée de pièces blanches dans sa poche et s’éloigna en sifflant.

La Scouine tenait à la main son mouchoir dans un coin duquel était nouée quelque monnaie. Le propriétaire de la roue, qui voyait s’envoler ses derniers dollars, faisait piteuse mine. Il ne cessait cependant de crier :

— Pique noir, carreau rouge. Ma cousine est arrivée. Venez tous faire fortune comme monsieur. Allons, venez essayer votre chance ! Tout le monde peut jouer ici et tout le monde peut gagner…

La Scouine n’y tint plus.

— J’ai envie de mettre dix cents, glissa-t-elle à l’oreille de Charlot.

Et sans attendre de réponse, elle mit sa pièce sur le rouge. Tout de suite, cependant, elle aurait voulu la reprendre. Elle l’aurait fait sans tous ces regards braqués sur elle. La roue recommença de tourner pendant que le cœur de la Scouine tonnait avec fracas dans sa poitrine. Elle éprouvait des picotements de feu à la plante des pieds et un grand bourdonnement aux tempes. Peu à peu l’allure de la roue se modéra. Les yeux de la Scouine luisaient comme des feux follets, dévoraient la table.

— Noir gagne ! cria l’homme en ramenant à lui la pièce de dix sous, lorsque la roue se fut arrêtée sur un pique.

La Scouine s’éloigna à la hâte avec le sentiment