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Page:Laberge - La Scouine, 1918.djvu/98

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LA SCOUINE

ner. On fit environ une lieue, puis Charlot exaspéré de la lenteur paresseuse de son poulain, descendit se casser une hart. En se sentant toucher, l’animal reprit le trot. Juste à ce moment, l’une des roues que Charlot avait négligé de graisser, commença à crier. Ce ne fut d’abord qu’un léger grincement, court et sourd. Peu à peu, cependant, il s’accentua, grandit, devint aigu, tourna à une plainte monotone, sans fin, lugubre comme un hurlement de chien dans la nuit. C’était, semblait-il, un viol du silence. La voiture traversait une campagne morne et plate, indéfiniment. Des vols noirs de corneilles croassantes passaient au-dessus du feuillage jaune des arbres et allaient s’abattre sur les clôtures.

Ici et là, près d’un puits, se dressait la maigre silhouette d’une brimbale, en son infatigable geste d’appel. Dans les chaumes rouillés, paissaient de calmes troupeaux de bœufs. Des vaches tournaient la tête du côté de la charrette, regardant placidement de leurs yeux bons et doux. Parfois, un meuglement se faisait entendre. Les trois promeneurs avançaient silencieux entre les senelliers gris, aux baies rouges, bordant la route. De temps à autre, Charlot lançait de sa voix aigre et pointue un :

— Avance din ! Avance din ! à son poulain, accentuant le commandement d’un cinglement de sa hart.

Au rang du Trois, il consulta sa montre. Il y avait maintenant deux heures que l’on était parti. Bagon se mit à dire que la terre appartenant autrefois à ses parents longeait le chemin de ligne conduisant au rang du Quatre. Selon ce qu’on lui avait dit dans le temps, la maison était en bois et un grand verger de pommiers et de pruniers s’étendait à la