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LE DESTIN DES HOMMES

pouvait toutefois se décider à monter sur la passerelle. Voulant lui donner l’exemple, les cousins s’embarquèrent et, du pont, ils faisaient signe au fou de venir les rejoindre. Onésime les regardait sans bouger. À un sonore coup de sifflet, le navire se mit en mouvement. Le fou regardait toujours ses cousins appuyés au bastingage qui lui lançaient des appels. Soudain, le fou se précipita. D’un grand élan, il bondit en avant pour sauter sur le pont, mais le vapeur s’éloignait et l’infortuné manqua son but et tomba dans l’eau. Des matelots plongèrent pour le sauver, mais sans succès. Il était allé au fond et se noya. On repêcha son cadavre une demi-heure plus tard. Le père était au désespoir. Désormais, il était seul dans la vie. Découragé, démoralisé, le cœur rempli de chagrin, il vendit sa terre où il se trouvait trop malheureux afin d’aller vivre au village. Il s’imaginait le pauvre homme qu’il n’avait qu’à partir, qu’à s’éloigner pour se débarrasser de ses peines et ses ennuis, comme si on pouvait les laisser derrière soi. Mais au village, ce fut pire. Là, il ne connaissait personne ; il était seul avec ses souvenirs et ses regrets. Il n’avait plus la consolation de se promener dans son champ, ce champ sur lequel il avait travaillé pendant tant d’années. Toujours, le pauvre homme pensait à son fils qui était devenu fou et qui s’était noyé. Il ne pouvait se dépêtrer de cette pensée-là. Alors, il s’est mis à dépérir et il est mort en moins de six mois, au commencement du printemps. Les champs étaient couverts de grandes mares d’eau. J’ai assisté à son service. Lorsque le corps est sorti de l’église, il tombait une pluie torrentielle et seulement une douzaine de personnes ont accompagné le défunt au cimetière. La fosse était pleine d’eau jusqu’aux bords et un vrai déluge s’abattait sur les assistants. L’on a placé une lourde pierre à chaque bout du cer-