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LE DESTIN DES HOMMES

avait aveuglé sa raison. C’étaient là les pensées qui hantaient maintenant sa tête grise.

Puis voilà que le vieil homme devint obsédé par l’idée de son fils, de ce fils qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps, qui s’était toujours comporté comme un étranger à son égard, qui ne lui avait jamais porté aucun attachement et qui ne lui donnait jamais de ses nouvelles. Malgré tout cela, c’était son fils, il l’avait engendré. C’était un être auquel il avait donné la vie, qui était une partie de sa chair. Le père était seul et il était hanté par le souvenir de ce garçon, le seul parent qu’il avait au monde. Le revoir, contempler ses traits, entendre le son de sa voix, lui serrer la main, cela s’imaginait-il, le rendrait bien heureux. Il aurait voulu partir, lui rendre visite, puis il réfléchissait, il se rendait compte que c’était là un projet chimérique. Évidemment, si son fils avait désiré le voir, il serait venu à Rochester, du moins, il lui aurait écrit. Rien de tout cela. Le fils vivait comme si son père était mort. Néanmoins, six ans après la mort de sa femme Massé qui dépérissait dans sa solitude, se décida soudain à aller voir Victor. C’était là le même désir éperdu, incontrôlable qu’il avait éprouvé autrefois lorsqu’il avait épousé Eileen Forrester après l’avoir connue six jours. Un matin, il prit donc le train pour Everett, la petite ville dans le voisinage de Boston où son fils exerçait son métier d’opticien. Celui-ci avait donné son adresse lorsqu’il avait accusé réception de l’argent reçu à la mort de sa mère. En arrivant à cet endroit, le père vit le nom : Victor Massey, opticien, sur l’enseigne apposée dans la fenêtre du bureau. Il resta un moment stupéfait. Ainsi donc, son fils avait anglifié son nom. Massé eut à ce moment l’impression que c’était un parfait étranger qui occupait la maison et il fut un moment sur le point de rebrousser chemin et de s’en retourner chez lui ;