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Page:Laberge - Peintres et écrivains d'hier et d'aujourd'hui, 1938.djvu/71

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Dans batelier silencieux que l’ombre envahissait rapidement par ces fins d’après-midi d’hiver. Cullen évoquait le passé.

Parfois, avec des billets de journaliste, je l’amenais au théâtre. Ainsi, un jour, nous allâmes voir Poil de Carotte. Plein d’énergie et de volonté, Cullen était cependant très sen­sible et l’œuvre amère et douloureuse de Jules Renard l’émut profondément, plus qu’il voulait le laisser paraître. Pendant toute la soirée, il froissa nerveusement son programme. Vous rappelez-vous comme j’ai pleuré tout un soir à voir ce pauvre Poil de Carotte ? me demanda-t-il une quinzaine d’an­nées plus tard alors que nous rappelions ce passé déjà si lointain.

Une veille de Noël, Cullen me donna un bâton d’aubé­pine qu’il avait coupé et façonné de sa main. « Ce sera pour vos promenades à la montagne », me dit-il.

Maintenant, il est disparu, mais parfois je retourne à ce parc où je me plaisais tant alors et j’apporte cette branche de cenellier qu’il m’avait donnée comme marque d’amitié à l’époque où nous nous voyions fréquemment. Je vais sur la route en pensant à lui. Un simple bâton noueux que je ba­lance à chaque pas, c’est peu de chose peut-être, mais pour moi, à ces moments, c’est comme une poignée de mains que nous échangerions en silence.

Dans la nombreuse série de toiles de Cullen qui défilent dans mon souvenir comme des scènes de cinéma, il en est une pour qui j’ai une prédilection particulière. Je ne l’ai vue qu’une fois, mais je ne saurais l’oublier. C’est une impression de la cathédrale Saint-Jacques. Un édifice gris avec un dôme gris sous un ciel gris. Une admirable symphonie en gris. Robert Wickenden, grand connaisseur et critique averti ache­ta ce tableau — un pur joyau — de son ami Cullen et l’emporta à Brooklyn. Nul doute qu’il est aujourd’hui dans la galerie de quelque millionnaire américain.

Au cours de ces années, Cullen s’était marié et avait pris à sa charge une nombreuse famille. Il avait quitté son atelier de la Place Beaver Hall et s’était installé Avenue du Parc. Sous sa direction, son beau-fils Robert Pilot devenait un ar­tiste remarquable.