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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

le récit d’imaginaires aventures amoureuses dont il aurait été le héros. Réminiscences de feuilletons, souvenirs de romans lus avant son mariage, dans lesquels son cerveau borné d’ouvrier sentimental trouvait la femme idéale, la femme rêvée, désirée, aimée, toujours cherchée, jamais rencontrée, sinon dans les visions procurées par l’alcool. Celui-là seul lui était clément. À la voix du tout puissant évocateur, magiquement, du fond de son verre apparaissaient des femmes belles, douces et gentilles.

Ah, les tendres, les simples histoires à dénouement heureux avec entr’actes de petits coups !

De si nombreux, qu’à un certain moment, son buste oscillant perdait son équilibre, se renversait en arrière et le pauvre diable demeurait là étendu en travers de son lit, immobile, comme mort.

Un soir qu’il avait bu en ville, au lieu de se laisser choir sur son lit, il s’étendit près d’une porte de cour. Un honnête constable, délicatement, le soulagea des quelques pièces de monnaie qui étaient dans ses poches, puis appela la voiture de patrouille. Les boutons jaunes réveillèrent brutalement mon ivrogne et le conduisirent au poste de police.

Le lendemain, le magistrat le condamnait à un mois de prison. Je le revis à sa sortie, puis plus rarement.

Ce fut le temps où il courait éperdument après le rêve, rêve suivi de réveil pénible, car après l’oubli venait le souvenir.

Dernièrement, j’ai appris qu’il était crevé.

Très dignement d’ailleurs. À la façon d’un Socrate, d’un Socrate moderne, buvant du whiskey au lieu de ciguë.

Son rêve est maintenant accompli. Il dort sans crainte de réveil.

Je bois à son repos.