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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

— Non.

Monsieur Tessier était fixé. Nul doute. C’était là l’homme à qui s’adressaient les pages amoureuses qu’il avait dans sa poche. Il avait hâte de voir les traits de cet être privilégié qui était aimé d’une femme avec tant d’adoration.

Monsieur Tessier fut fort distrait ce jour-là, tellement que ses commis s’en aperçurent et se demandèrent ce qui pouvait bien ainsi changer leur patron. Celui-ci songeait à l’amoureuse épître reçue le matin.

Ces pages étaient pour lui toute une révélation. Elles lui ouvraient les portes d’un monde nouveau qu’il n’avait jamais soupçonné. Certes, monsieur Tessier n’ignorait pas que les mœurs des citadins sont bien différentes de celles des gens de la campagne, mais ces pages adressées à un autre, lui avaient révélé l’amour, l’amour dominateur, tendre, ardent. Et d’avoir acquis cette connaissance, une joie rare, unique, profonde était en lui.

Bien sûr qu’il n’avait jamais reçu rien de semblable. Lui et sa femme ne s’étaient jamais écrit. Il l’avait connue alors qu’elle était arrivée de Sainte-Rose et qu’elle avait pris la charge d’institutrice à Saint-Eustache. Elle lui avait plu la première fois qu’il l’avait rencontrée. Il allait lui rendre visite chaque dimanche et il l’avait épousée au bout de six mois, avant même que son engagement avec la commission scolaire fut terminé. Ensuite, ils n’avaient jamais été séparés l’un de l’autre. Ils n’avaient pas eu besoin de s’écrire.

Avant de connaître l’institutrice, il avait bien écrit quelques lettres à Marie Benoit qui était partie de Saint-Eustache pour aller travailler à Montréal, mais cette correspondance ne lui avait laissé aucun souvenir durable.