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BOIS-SINISTRE

rivage raconter cet incident de sa visite chez les Grandin.

— Ce qui m’empêcha d’être précipité dans le lac, continua M. Beaurivage, c’est que je parvins à me cramponner à un jeune sapin qui se trouvait sur mon chemin, et je m’y cramponnai jusqu’à ce que Denis Grandin put venir à mon secours.

— Il est bien dangereux, bien traître, ce bois, dis-je à nos hôtes, lorsque j’eus rejoint ma femme, qui s’était presqu’évanouie de frayeur.

— Oui, je sais, répondit M. Grandin.

— Alors, pourquoi ne faites-vous pas construire une bonne et solide clôture tout le long du précipice ? demandai-je. Il arrivera, infailliblement, quelqu’horrible accident, en cet endroit, sans cette précaution. Ces aiguilles de sapins feraient un une excellente patinoire, ajoutai-je en riant : mais…

— Je me propose de faire clôturer ce bocage, le printemps prochain, répondit le propriétaire de Bois Sinistre ; quoique Nina, ma femme, ne soit pas enchantée de l’idée, car la clôture, dit-elle, enlèvera beaucoup de charme et de poésie au petit bois et aux précipices qui l’entourent.

À votre place, je ferais faire une clôture tout de suite, dit ma femme, nonobstant le charme et la poésie qu’elle enlèverait à votre propriété. Je crois vraiment, continua-t-elle, que ce petit bois de sapins est l’endroit le plus dangereux de la terre !

— Voyez-vous, répondit Mme Grandin, nous ne viendrons pas ici souvent durant l’automne… Pour dire la vérité, quoique le petit bois soit bien beau, c’est, en fin de compte, un endroit assez sinistre, surtout lorsque le vent se plaint entre les branches des sapins…

— Je m’imagine qu’il doit en être ainsi, en effet ! s’écria Mlle Brasier.

— Malgré la réelle peur que j’avais éprouvée en me sentant glisser et glisser… jusqu’au précipice, et de là, dans le lac, notre visite chez les Grandin fut on ne peut plus agréable. Mme Grandin était une excellente musicienne et elle interpréta avec goût exquis plusieurs morceaux classiques, sans compter de la musique de danse, à laquelle Olivette dansa, comme la petite fée qu’elle était.

Il passait onze heures quand nous quittâmes Bois Sinistre, ce soir-là. Ma femme et Mme Grandin étaient devenues [illisible] jurées ; une réelle sympathie les lieraient désormais l’une à l’autre. De mon côté, j’aimais beaucoup Denis Grandin, un brave garçon, intelligent et distingué. Nous les invitâmes à nous rendre notre visite et ils nous promirent de venir dîner avec nous la semaine suivante.

Le 20 septembre, après le dîner, Denis Grandin quitta Bois Sinistre ; il allait assister à une assemblée importante,

— Ne reste pas debout pour m’attendre, Nina chérie, dit-il à sa femme, au moment de partir. Je ne crois pas être de retour avant onze heures ou onze et demie, tu sais.

— C’est bien, Denis, répondit-elle. Je me coucherai à mon heure ordinaire, probablement.

Denis Grandin prit congé de sa femme et il partit immédiatement, craignant d’arriver en retard à son assemblée.

Ainsi qu’il l’avait prévu, il était onze heures et demie lorsqu’il revint chez lui. Aussitôt que sa voiture se mit à rouler sur la langue de terre reliant le promontoire à la terre ferme, il vit qu’il y avait une lumière dans la salle d’entrée de sa maison.

— Nina m’attend, se dit-il. Je vais la gronder d’avoir veillé si tard ; pensa-t-il en souriant, car elle sera fatiguée, demain, et elle aura la migraine, bien sûr.

Mais quand Denis Grandin pénétra dans la salle d’entrée (car il n’y a pas de hall, à Bois Sinistre, seulement une immense pièce plus longue que profonde sur laquelle s’ouvrent d’autres pièces) il s’aperçut que sa femme n’y était pas. Il vit que ses souliers de maison avaient été placés près de son fauteuil favori, afin qu’il ne les cherchât pas, en arrivant.

— Chère Nina bien-aimée ! pensa-t-il. Elle est si prévenante, si dévouée, ma toute chérie ! Avant de se retirer pour la nuit, elle a voulu être certaine que je ne manquerais de rien, en arrivant.

Il lui prit envie de monter au deuxième et de donner un baiser à sa femme, car c’était la première fois qu’il la laissait seule pour toute une veillée, depuis qu’ils étaient à Bois Sinistre. Il résista à la tentation cependant : elle devait dormir, pourquoi l’éveiller, la chérie ?

Donc, au lieu de monter à sa chambre à coucher, il s’assit dans la salle d’entrée et il prit connaissance de sa correspondance et de ses journaux arrivés par la malle du soir.